Espace de libertés | Mai 2018

Réenchanter les citoyen.ne.s


Libres ensemble

Et si, avant de donner votre voix secrètement dans les urnes, vous l’éleviez haut et fort? « Enragez-vous, engagez-vous et puis votons »: c’est l’appel que lance une série d’associations du Brabant wallon pour susciter la fibre politique des habitants et vitaminer la démocratie.


Une campagne de participation citoyenne pour tenter de réenchanter la politique, avant les élections communales d’octobre prochain:c’est le but poursuivi par vingt associations pour faire bouger les citoyens. La méthode:les inviter à donner leur avis et les écouter attentivement. Interviews croisées de Paul Knudsen, directeur de Laïcité Brabant wallon et d’Annabelle Duaut, responsable du projet, avec le regard extérieur de Jean-Benoît Pilet, professeur de sciences politiques à l’ULB.

Pourquoi avoir décidé de lancer cette campagne qui va passer par les 27 communes du Brabant wallon?

Paul Knudsen:L’idée est de mobiliser l’entièreté des forces provinciales sur des sujets bien particuliers. En vue des prochaines élections, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait, chez les jeunes et les moins jeunes, une défiance envers la politique. Et notre mission, en tant qu’association d’éducation permanente, est de susciter chez les citoyens un comportement d’engagement, qu’il soit culturel, social, mais aussi politique. Nous nous sommes dit qu’il fallait leur redonner la parole et faire en sorte qu’ils soient entendus. Nous interviendrons encore pendant la campagne, lors des débats politiques avec les candidats dans les différentes communes, mais aussi avec nos partenaires des médias, tels que TVCOM, Radio 27, Antipodes, etc.

Concrètement, quelles sont les étapes de cette interpellation du citoyen?

Annabelle Duault:Il y a différentes phases. Pour chaque commune, trois mois d’actions ont lieu sur le terrain, durant lesquels une ou deux associations sur le territoire de la commune essayent de toucher un maximum de gens. On fait le tour des écoles, des maisons de repos, dans les foyers d’associations, pour toucher les enfants jusqu’aux personnes âgées et recueillir la voix des citoyens. Le but, c’est qu’ils s’expriment sur leurs priorités, sur les défis de leur commune et ce qui les rend fiers. À la suite de ce processus on fait un tri, on compile tous les avis récoltés, tant les «défis»que les «merveilles»et on rassemble le tout sous forme de panneaux, sorte de grands bulletins de vote, classés par catégories et par domaines.

On parle de défiance, de méfiance, de désintérêt, de désamour, est-ce que ce genre d’initiative peut vraiment réenchanter les citoyens pour la vie politique?

Jean-Benoît Pilet:Beaucoup d’études ont été menées sur ce qui se passe quand on participe à ce genre d’initiative et effectivement les résultats sont plutôt encourageants: le citoyen reprend la parole, échange avec d’autres personnes, ce qui a un effet positif sur son propre sentiment de compétence politique et lui donne envie de continuer à s’engager. C’est une vraie école de démocratie. Toutefois, la question qui se pose c’est:réenchanter pour aller vers quoi?Ce que l’on observe, c’est que ces citoyens qui ont déjà envie de s’engager, ou dont l’envie naît avec ce type d’initiative, ne vont pas se diriger majoritairement vers les canaux classiques de la participation, mais vers d’autres formes de participation et avoir tendance à passer d’un mode d’engagement à un autre. On note d’ailleurs une diminution de l’engagement tout au long d’une vie pour une même cause:on va passer de l’un à l’autre. Mais on ne va pas avoir un retour vers les mécanismes de la démocratie représentative traditionnelle. Ni forcément un retour vers des partis politiques ou des acteurs plus institutionnalisés, comme les syndicats ou les organisations patronales. Et même dans les pays où le vote n’est pas obligatoire, on ne va pas forcément avoir un retour vers le vote. Pour autant, cela ne signifie pas que ce sont des citoyens passifs ou désintéressés. C’est une mutation de la démocratie.

Le citoyen reprend la parole, échange avec d’autres personnes, ce qui a un effet positif sur son propre sentiment de compétence politique.

Paul Knudsen, les gens ne se réengagent pas nécessairement dans un parti, mais pas non plus nécessairement dans l’associatif. Est-ce un fait que vous avez remarqué?

PK:Cela dépend del’âge des citoyens. Les plus âgés ont cette tradition de l’engagement pour des valeurs. Des tas d’associations créées il y a de nombreuses années fonctionnent toujours avec les mêmes personnes. Mais la relève est plus difficile à trouver. Par contre, les jeunes s’investissent, effectivement, mais au coup par coup, par centre d’intérêt. On ne les voit plus pendant six mois et ils réapparaissent sur d’autres activités. L’engagement existe, mais sa forme a changé. Et c’est aussi intéressant à observer en fonction d’une échéance politique. Ce qui manque un peu chez eux aujourd’hui, et ce qui déclenche ce désenchantement, c’est le non-respect du citoyen, de ses attentes, de ses aspirations, de sa parole. Ici, on constate qu’ils viennent se signaler et enrager, ou s’engager. Ils sont heureux de constater qu’ils ne sont pas tous seuls dans leurs réflexions. C’est ça aussi, la politique, ce rapport de force et de pouvoir se dire:«Il y a autant de citoyens qui, dans une commune, trouvent quelque chose magnifique, ou quelque chose d’imbuvable, il faut absolument changer ça!»C’est un vrai défi pour la législature à venir, un message fort. Entendu par les politiques?On verra après coup.

Avec le risque que si rien n’apparaît dans les programmes, les citoyens ne soient pas heureux non plus…

PK:Mais il y aura une sanction. Pendant des mois, les citoyens ont pu pointer leurs priorités, pour leur commune, toutes tendances confondues:pour l’environnement, la mobilité, l’enseignement. Que l’on soit de gauche ou de droite, peu importe, on sait qu’il faut améliorer telle chose ou que telle autre fonctionne très bien. Nos partenaires médias vont relancer ces «défis»et ces «merveilles», pendant la période de septembre à octobre, où il y aura effectivement les discours des candidats. Et on verra si leur parole a été prise en compte dans les programmes. Cela risque de se traduire dans les votes. D’autant qu’au niveau communal, ce n’est pas un parti tout seul qui est conduit, mais un rassemblement autour d’un bourgmestre, d’une idée, etc. Et il y a moyen, là, de fédérer les citoyens d’une manière un peu plus évidente qu’à d’autres niveaux de pouvoirs.

Jean-Benoît Pilet, est-ce que le niveau communal est idéal pour lancer ce genre d’initiative de démocratie participative?

J-BP:C’est le niveau idéal pour plusieurs raisons qui viennent d’être citées, mais la principale c’est leurs tailles relativement modestes. Et donc, effectivement, les enjeux politiques sont plus fluides, les oppositions entre partis ne suivent pas forcément les mêmes lignes de divisions qu’au niveau de la politique nationale. Ce sont souvent des enjeux concrets et moins clivants. En même temps, c’est aussi le niveau de pouvoir où la question de la méfiance se pose le moins. Le bourgmestre reste une personnalité dans laquelle on a encore confiance. C’est aussi lié à un réflexe:si un citoyen a un problème avec la politique, il va aller voir son bourgmestre, parce qu’il aura l’impression qu’il est accessible. C’est un bon niveau, parce que ça permet d’avoir une emprise plus directe, mais ce n’est en même temps pas le niveau où le problème de la distance entre l’élu et le citoyen se pose le plus.

Pourtant, les récents scandales comme le SAMU social ou Publifin sont, sinon communaux, en tout cas régionaux.

J-BP:Les scandales touchent aussi ce niveau-là, et la question de la transparence se pose également. Mais il y a moins de médiatisation, ce n’est pas la même chose que si vous êtes à Bruxelles-ville, où Le Soiret la RTBF sont présents. C’est sûr que cet élément de contrôle, qui est indispensable, qui est la base de la démocratie, a parfois plus de mal à jouer au niveau communal. Sauf quand la question se répand un peu comme une traînée de poudre par le bouche-à-oreille.

Le titre de la campagne n’est pas anodin: «Enragez-vous, engagez-vous et puis votons.» Qu’est-ce que vous entendez par «enragez-vous»?

AD:Il n’y a pas nécessairement de côté agressif, comme certains peuvent le percevoir au premier abord. Le côté enragé, c’est plus «animez-vous», «réveillez-vous»et «exprimez-vous»:n’hésitez pas à dire ce qui va bien, ce qui ne va pas et à le gueuler sur tous les toits s’il le faut. C’est vraiment ce côté-là, sortez un peu de votre silence, de votre sommeil, agitez-vous!

C’est un slogan qui n’est pas nécessairement bien passé dans toutes les communes?

PK:On a d’abord prévenu toutes les autorités provinciales et communales de la forme qu’allait prendre la campagne, de son contenu et de ses objectifs. Et les réactions ont été très diverses. Effectivement, il y a des bourgmestres qui se sont braqués de manière très forte, soit sur le thème «Enragez-vous», soit sur l’exercice même d’une campagne citoyenne. Ils se sont dit:«Mais enfin, de quoi ils se mêlent?Dans ma commune, tout va bien!»D’autres nous ont, à l’inverse, déroulé le tapis rouge, prêté des locaux communaux, facilité le dialogue avec le maximum d’associations, sans que l’on note vraiment un clivage politique. Il y a très peu de communes où l’on nous a mis des bâtons dans les roues. Ça prouve quand même qu’ils sont attentifs à ce qui se passe. Et puis finalement, pouvoir sonder leur propre population avant une campagne électorale, c’est important pour eux. Quelque part, nous avons fait l’exercice à leur place. C’est un cadeau et certains l’ont très bien compris ainsi. D’autres, peut-être plus susceptibles ou moins au fait d’une culture citoyenne et démocratique, sont peut-être plus réticents à ce genre d’exercice.

J-BP:À l’intérieur de chacun des partis, il y a des gens qui sont très favorables à ces nouveaux modes de participation citoyenne et les réticents. On essaye de comprendre, dans le cadre d’études que l’on mène depuis un certain nombre d’années, ces réticences, et il en ressort deux points particuliers. Le premier, c’est qu’il s’agit un peu d’une remise en cause de leur propre travail. Je peux comprendre que leur première fonction c’est de relayer, de faire ressortir ce que demandent les citoyens et de le traduire en politique publique. Si d’autres le font à votre place, cela questionne votre compétence à assumer l’une des facettes essentielles de votre travail politique. Donc il y a une forme de remise en cause qui n’est pas forcément facile à digérer, même si de plus en plus de personnes se rendent compte qu’effectivement ils ont du mal à tisser ce lien, parce que la méfiance est trop forte. Et puis il y aurait un certain scepticisme quant à la capacité des citoyens, à complètement investir certaines politiques, notamment des matières complexes. Avec cette question:quelle est la garantie de la diversité et la qualité de la représentation?Mais il y a une conscience de la nécessité de faire quelque chose et que l’on ne peut pas continuer avec les simples mécanismes classiques du vote et des partis, parce qu’il y a un rejet très fort de ces mécanismes-là. Ce sentiment, il est très largement partagé par les élus.

On parle de désenchantement, mais finalement, est-ce qu’avant il y avait vraiment un grand intérêt pour les campagnes électorales?

J-BP:Non, il y a effectivement toujours eu une certaine distance et des critiques à l’égard des élus. La différence c’est que ce mécontentement continuait d’être canalisé par certains acteurs, qui étaient incorporés au système. Ça passait par des partis politiques qui pouvaient être revendicatifs. L’histoire du parti socialiste, et avant lui du parti ouvrier, c’était ça:canaliser le mécontentement d’une frange de la population, qui ne se sentait pas représentée par les partis libéraux et catholiques. On arrivait à le canaliser par les syndicats, par un secteur associatif très riche, alors que l’on parle beaucoup maintenant de société civile non organisée et c’est difficile pour la démocratie représentative d’intégrer cela. On ne peut plus se contenter des acteurs traditionnels – ou du moins, ceux-ci doivent-ils repenser la manière dont ils vont faire liaison entre le pouvoir décisionnel et les citoyens. Et ça, c’est un élément qui rompt avec le passé et qui amène de nouveaux défis. Et aussi de nouveaux modes de participation.