Espace de libertés | Mai 2018

Grand entretien

Le cinéma peut-il bousculer les consciences face aux gros enjeux environnementaux qui touchent notre planète? C’est le pari du documentaire « Une suite qui dérange. Le tempsde l’action », deuxième opuscule du film « Une vérité qui dérange » (1). Douze ans plus tard, le réalisateur Jon Shenkreprend le flambeau, en secouant à son tour la planète,puisqu’il est encore plus urgent d’agir.


Aujourd’hui, les rapports scientifiques sur le réchauffement climatique sont explicites, nous observons même déjà des répercussions réelles de cette problématique sur le terrain. Pourquoi pensez-vous que nous n’en faisons pas assez pour la planète, «notre maison» comme l’appelle Al Gore?

C’est une question difficile. Je pense que le changement climatique est peut-être la question la plus complexe que l’humanité doit affronter. Depuis la révolution industrielle et la découverte du pétrole, le monde a construit son économie sur les combustibles fossiles, alors que nous savons depuis un certain temps que ces énergies n’étaient pas parfaites, qu’elles contribuaient à la pollution atmosphérique et avaient un impact environnemental. Nous ne savions peut-être pas au tout début que nous étions en train de provoquer un changement au niveau de notre système global, mais rapidement, vers les années 1950 et 1960, les scientifiques ont commencé à avertir de l’impact sur l’environnement. Cependant, à ce stade, il y avait déjà tellement d’intérêts financiers à maintenir ce business que nous avons poursuivi l’exploitation des réserves d’énergies fossiles. Il y a eu des opportunités dans l’histoire – même pour les compagnies de pétrole – de montrer qu’il était crucial de nous engager dans une autre direction. Mais finalement, ces entreprises ont choisi de maintenir le statu quo, un peu à l’instar des méthodes employées par l’industrie du tabac dans les années 1960, lorsqu’elle a découvert que ce produit provoquait tout une série de problèmes de santé. Elle a engagé des chargés de relations publiques et a brandi des «scientifiques en blouses blanches»à la télévision afin de prétendre que le tabac ne posait pas de problème à notre santé. C’est le même schéma avec l’industrie pétrolière. Dans plusieurs pays, des gouvernements sont gérés comme des entreprises pétrolifères. Aux États-Unis, beaucoup d’hommes politiques sont élus grâce à l’argent injecté par ces compagnies. Cela explique pourquoi les changements sont si difficiles. Bien entendu, il est également ardu de modifier nos comportements. Mais ça l’est encore davantage lorsque l’on ment aux gens et qu’on ne leur présente pas la véritable problématique.

Il s’agit d’un problème lié au poids des lobbies?

Oui et dans de nombreux pays, le poids des lobbies est accru par la corruption des gouvernements, due à l’argent qui provient de cette industrie.

Il est temps que cela change, c’est votre message?

Oui bien entendu. Je pense que tout le monde a un rôle à jouer dans ces temps cruciaux. Aujourd’hui, nous sommes arrivés au constat que l’homme a bel et bien un impact sur le réchauffement climatique et qu’il est prioritaire d’agir afin de réduire les émissions  de dioxyde de carbone. Et malgré le manque d’action provenant de notre gouvernement fédéral, nos gouvernements régionaux, des villes et leaders d’organisations, des écoles, bougent de leur côté. Des actions alternatives se mettent en place.

On se pose en effet la question, vu d’Europe: est-ce que le déni de Trump face au changement climatique a un impact massif ou les actions de différents États peuvent-elles contrebalancer son positionnement?

Évidemment, ce serait mieux d’avoir un président soutenant une évolution plus rapide vers les énergies renouvelables. Beaucoup de pays – on en évoque une cinquantaine – souhaitent devenir «carbone neutre»dans les prochaines décennies. Nous savons que nous ne devons plus émettre de gaz à effet de serre d’ici la fin du siècle, et même avant. Nous devons donc agir plus et rapidement.

Vous êtes optimiste?

Oui, il y a plein de raisons d’être optimiste. Nous vivons certes des heures politiques sombres aux États-Unis. On observe une sorte de «tribalisme», de repli conservateur dans le pays, avec des personnes qui diffusent de fausses informations sur le climat et incitent à ne pas se fier aux informations publiées dans les médias classiques. Mais dans le film, on voit que Al Gore se rend au Texas, État dont le gouvernement soutient majoritairement Trump, et malgré cela, une ville a décidé de fonctionner à 100%avec des énergies renouvelables. C’est devenu financièrement intéressant, notamment parce que la production d’énergies durables est plus accessible au niveau des prix. C’est une source d’optimisme. J’ai aussi mes phases de doute, mais je pense que nous n’avons d’autre choix que de tenter de trouver des solutions. Je pense que les gens peuvent dévoiler une créativité. surprenante

jon shenk, environnementNous consommons actuellement 1,7 planète Terre, selon les calculs établis en fonction de notre empreinte écologique et des ressources renouvelables de l’humanité. Intenable.

Pensez-vous qu’un film puisse avoir un impact important sur les consciences? Le documentaire Demain a par exemple remporté beaucoup de succès, mais est-ce que cela peut faire changer les choses?

Absolument. Je crois que les films peuvent avoir une incidence énorme sur les gens. Le premier film, Une vérité qui dérange, a eu un impact émotionnel fort à travers le monde. Et il y avait un véritable message social derrière. Mais au fond, qu’importe qui vous êtes:journalistes, politiciens, étudiants, entrepreneurs… Vous pouvez faire des choix dans votre vie personnelle, au niveau de vos votes, en discutant avec vos amis, vos voisins, à propos de ces éléments importants. Nous vivons une époque importante en ce sens qu’elle permet aux contributions individuelles de faire changer les choses.

Nous n’arrivons pas à imaginer notre futur tant que nous ne le vivons pas. C’est peut-être difficile à concevoir, mais pas impossible.

Néanmoins, certains psychologues expliquent aussi que nous n’en faisons pas assez, car nous demeurons dans une sorte de déni face à ces changements environnementaux, car nous n’arrivons pas à imaginer la disparition de notre espèce. Que pensez-vous de cette théorie?

Je suis d’accord, c’est difficile pour l’être humain, et avec la façon dont notre cerveau fonctionne, d’appréhender un problème aussi important et complexe que ces menaces de catastrophes climatiques. Car cela se déroule au-delà de notre personne, et même de notre ville, c’est l’entièreté du système planétaire qui est affecté par le comportement humain. L’un des points que nous avons en commun sur notre planète, c’est que nous n’arrivons pas à imaginer notre futur tant que nous ne le vivons pas. C’est peut-être difficile à concevoir, mais pas impossible. L’humanité a déjà résolu beaucoup de problèmes dans le passé. Et l’éducation a un rôle important à jouer à ce sujet. Vous savez, au début des années 1800, aux États-Unis, il était également très difficile d’imaginer un monde sans esclaves, un monde où les femmes voteraient, participeraient au système économique et politique. Encore récemment, aux États-Unis, nous observions une série de bigoteries à propos des homosexuels et aujourd’hui, ils peuvent se marier, c’est donc toujours possible d’envisager des changements sociétaux.

C’est vrai, mais dans le cas du changement climatique, nous n’avons plus beaucoup de temps pour agir… 

En effet et le changement climatique constitue peut-être un problème plus compliqué que ceux évoqués ci-dessus, mais il n’est pas inconcevable d’y arriver. Si l’on regarde dix ans en arrière, l’idée de combler les besoins énergétiques de l’humanité grâce à l’énergie solaire et éolienne était difficilement envisageable. Aujourd’hui, ces techniques sont aussi bon marché que celles issues du charbon et du pétrole, dans la plupart des endroits dans le monde, particulièrement dans certaines régions comme les îles. En cela, le futur est très excitant, car nous pouvons pour la première fois mettre les anciennes technologies au placard et sortir des gens de la pauvreté grâce aux énergies durables. On peut donc envisager de belles histoires, même aujourd’hui. Vous savez, quand J. F. Kennedy a annoncé en 1960 que nous enverrions un homme sur la Lune, nous n’en maîtrisions pas encore la technologie. Et à la fin des années 1960, la NASA lançait son programme Apollo et un homme atterrissait sur la Lune avec succès. L’âge moyen des personnes impliquées dans cette mission était de 20 ans, ce qui signifie qu’elles étaient encore à l’école quand Kennedy a fait sa première annonce. Donc, ce que nous pouvons espérer, c’est que les personnes qui verront Une suite qui dérangerésoudront aussi ce type de problème.

Des millions de gens sur cette planète sont conscients de l’importance du problème et dédient leur vie à chercher des solutions.

Vous misez davantage sur le développement technologique que sur les changements humains?

C’est un tout. Les scientifiques doivent continuer à monitorer et nous informer sur l’environnement, les enseignants à apprendre à leurs élèves ce qui se passe au niveau politique et scientifique. Les journalistes et les producteurs doivent continuer à raconter leurs histoires. Et si nous regardons cela de plus loin, il y a des millions de gens sur cette planète qui sont conscients de l’importance du problème et dédient leur vie à chercher des solutions. J’ai l’espoir que parmi cette manne d’énergie, il y ait des solutions à ce problème énorme.

Que pensez-vous des grand-messes environnementales comme celles de la COP21?

Je pense qu’elles sont importantes. Les Nations unies ne constituent certes pas une organisation parfaite, mais c’est la seule qui puisse s’atteler à essayer de résoudre des problèmes internationaux. Si l’on regarde dans le miroir, cela a permis de résoudre un autre problème d’ordre environnemental:celui des CFC (employés dans les frigos et systèmes d’air conditionné), dans les années 1980, qui causaient des trous dans la couche d’ozone. En quelques années, la communauté internationale les a éradiqués et a trouvé une nouvelle technologie pour les remplacer. Les émissions carbone constituent un problème plus compliqué de par la dépendance de notre économie à cette ressource. Mais quand l’accord de Paris a finalement été signé, cela a provoqué un flux émotionnel dans la salle, avec quelques larmes versées. Les ministres présents ont travaillé durant des années dans cette optique et c’est la première fois que l’on arrivait à un tel accord. C’est ardu, mais le modèle existe.

 


(1) Film documentaire dans lequel l’ancien vice-président Al Gore sillonnait les États-Unis pour convaincre de l’urgence de gérer la crise climatique.