Espace de libertés | Mai 2018

Un contre-la-montre planétaire


Dossier

Le développement durable et son «triangle» ne suffisent plus. Il est plus que temps de donner la primauté à l’environnement. Et de trouver des solutions novatrices.


Les États-Unis de Donald Trump donnent la priorité aux énergies fossiles, tournant le dos à l’Accord de Paris sur le climat. La Chine déplace plus d’un million de personnes pour construire le barrage des Trois-Gorges, au prétexte que la pollution des eaux et les glissements de terrain seront contrebalancés par les bénéfices de la production d’hydro-électricité. Le gouvernement équatorien est critiqué pour sa gestion des îles Galápagos, envahies par des espèces exogènes, à cause du tourisme. L’Allemagne, qui a banni le nucléaire et donne la part belle aux éoliennes, recourt toujours aux centrales au charbon. Ce sont là quelques exemples d’États qui se sont engagés un jour dans la protection de l’environnement, ont légiféré dans ce sens, se sont ralliés à plusieurs traités internationaux et leur tournent tout aussi sûrement le dos lorsque des intérêts financiers et économiques sont en jeu. La Belgique n’échappe pas à cette schizophrénie:en témoigne le débat sur la sortie du nucléaire en 2025. En dépit du Pacte énergétique, celle-ci reste suspendue aux appréciations d’un comité de monitoring au sein duquel les intérêts des producteurs d’électricité sont représentés. Or, s’il fallait s’en tenir aux droits humains fondamentaux, le nucléaire devrait être abandonné au motif qu’il menace la sécurité de la population belge. Que ce soit en raison de la présence de déchets radioactifs ou du risque d’un accident semblable à celui de Fukushima.

Stopper la colonisation de l’avenir

En 2007, le principe du développement durable avait pourtant été inscrit dans la Constitution belge. «Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les communautés et les régions poursuivent les objectifs d’un développement durable, dans ses dimensions sociale, économique et environnementale, en tenant compte de la solidarité entre les générations»:ainsi fut rédigé l’article 7bis de la Constitution. Une «version édulcorée», avait alors jugé Écolo, persuadé que la dissolution des Chambres toute proche avait poussé le gouvernement libéral-socialiste de Guy Verhofstadt à éviter un blocage engendré par un texte potentiellement plus radical. Les écologistes auraient souhaité que les pouvoirs publics s’engagent en sus à «tendre vers l’équilibre entre la consommation de ressources sur une période donnée et le remplacement de ces ressources sur la même période».

Jean Cornil, alors sénateur PS, a été à l’origine de l’introduction du principe du développement durable dans la Constitution. Une décennie plus tard, il se souvient de «l’urgence de l’inscrire comme principe constitutionnel»pour protéger les «générations futures». «Mais,»dit-il non sans regret, «cela ne suffit plus». Alors que la notion de développement durable met traditionnellement sur un même pied l’économie, le social et l’environnement, «ce dernier doit dorénavant primer au vu de l’accélération constatée de la détérioration de la planète». Le temps est donc compté:«La prise en compte de l’environnement est aujourd’hui primordiale pour protéger les générations futures. Certains philosophes disent que l’on colonise l’avenir. Autrement dit, que les générations qui nous suivront seront victimes de notre mode de vie actuel.»

Pour Jean Cornil, «ce petit article de la Constitution»ne peut donc suffire à répondre aux enjeux actuels. L’ancien sénateur demande plus de «volontarisme». «Il y a un décalage trop fort, estime-t-il, entre le cri d’alarme sur l’état de la planète lancé en novembre dernier par 15 000 scientifiques et la capacité politique à prendre des décisions qui puissent apporter des solutions sur le long terme.»La population européenne elle-même, en dépit de l’engagement d’une partie des citoyens, reste trop peu concernée. Notamment parce qu’elle ne souffre pas encore directement des effets des mutations environnementales qui menacent les écosystèmes. «Lorsque l’on parle des migrants, on pense d’abord à ceux qui fuient les combats en Syrie. Pas aux réfugiés climatiques alors que selon l’ONU, leur nombre ne cesse d’augmenter. Face à ce problème de perception, il faut davantage faire preuve de pédagogie», affirme Jean Cornil.

© Stripmax

Un suicide écologique?

Ce qui ressemble à une autocritique avait en réalité déjà été partiellement énoncé par l’ancien sénateur en 2007, lorsqu’il déclarait que le développement durable «est un principe directeur qui doit orienter toutes les politiques. Mais il faut le traduire concrètement par des moyens budgétaires, par des décisions politiques, par le rôle exemplaire que doivent jouer les pouvoirs publics». Le développement durable consacre un objectif à atteindre qui vise à intégrer l’environnement dans les nouvelles politiques publiques. Et si l’environnement doit prendre le pas sur l’économique et le social, il n’est pas question pour autant de les négliger. «Mais il faut en finir avec le modèle productiviste né au XVIIIe siècle, la croissance devant être dirigée vers l’éducation ou les moyens sociaux. Et non plus vers des transports polluants, l’utilisation effrénée des énergies fossiles, etc.»

Comment relever le défi de ce qui ressemble de plus en plus à une course contre la montre?

Face à ce défi, les États ne peuvent agir en solitaire. Rares sont ceux qui n’ont pas pris conscience de la nécessité de changer les choses. Mais comment relever le défi de ce qui ressemble de plus en plus à une course contre la montre? Dans son livre Effondrement, l’écrivain américain Jared Diamond craint qu’à terme notre civilisation ne «se suicide écologiquement», à la manière des Sumériens ou des Mayas.

Heureusement, ici et là, de nouvelles idées pointent le bout du nez pour sauvegarder la planète, la préserver du réchauffement climatique, lui permettre d’échapper à la sixième extinction des espèces qui serait en cours. Certains juristes et scientifiques voudraient ainsi que les brevets qui concourent à la protection de l’environnement soient partagés à l’échelon planétaire, la capacité d’innovation technologique dont sont capables les pays riches profitant aux pays pauvres.

Mutualiser les avancées technologiques

En réalité, l’idée de recourir à des transferts de technologies afin de poursuivre l’objectif de développement durable n’est pas neuve. Dès 1970, l’Assemblée générale des Nations unies énonçait déjà l’obligation des États de «coopérer pour assurer le respect universel et la mise en œuvre des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, cette obligation leur incombant dans les domaines économique, social et culturel, ainsi que dans celui de la science et de la technique». La déclaration de Stockholm de 1972 affirmait à son tour que les avancées scientifiques et techniques doivent concourir à la protection de l’environnement, tout en servant les causes économiques et sociales. En un temps où il n’était pas question du big data, la question de la circulation des informations et des connaissances en matière de technologies environnementales était donc clairement abordée. En 1992, le principe 9 de la déclaration de Rio recommandait aussi «la diffusion et le transfert de techniques, y compris de techniques nouvelles et novatrices». Lors de Rio+20, en 2012, les États ont à nouveau souligné l’importance de recourir à la coopération internationale et aux transferts de technologies, en particulier au profit des pays en développement.

Inutile de dire que les détenteurs de brevets ne se précipitent pas pour partager leurs inventions à titre gratuit. L’article 10 de l’accord de Paris sur le climat prévoit pourtant à son tour qu’»il soit créé un cadre technologique chargé de donner des directives générales aux travaux du mécanisme technologique visant à promouvoir et faciliter une action renforcée en matière de mise au point et de transfert de technologies», avec pour objectif de combattre le réchauffement climatique. Mais il ne donne pas de solution concrète pour faire face aux obstacles que représentent les régimes de propriété industrielle. Aucune réponse légale et concrète n’a encore été apportée, ni dans la lutte contre le réchauffement climatique ni pour la poursuite de l’objectif de développement durable en général.