Espace de libertés – Décembre 2016

Les voies de la diplomatie sont impénétrables


Dossier
Malgré le phénomène de sécularisation de la société, de plus en plus d’États et d’organisations supranationales se rendent compte que le « religieux » est un élément politique avec lequel il faut compter. Le « fait religieux », nouvel outil obligatoire de politique étrangère?

Septembre 2005, un quotidien danois publie une dizaine de dessins supposés représenter le prophète de l’islam. Le contexte est lourd car, un an plus tôt, le cinéaste néerlandais Théo Van Gogh a été assassiné suite à la diffusion d’un court-métrage critiquant vertement la religion musulmane. La suite est connue: durant près d’un an, des réactions virulentes vont secouer le monde entier. Le Danemark et plusieurs pays occidentaux, dont notamment la France en tant que patrie de Charlie Hebdo, seront pris à partie par des groupes islamistes. Mais également par plusieurs États musulmans qui, sous couvert de défendre l’islam, mobiliseront leurs services diplomatiques et décréteront des embargos commerciaux.

Dans cette crise sans précédent, les Occidentaux pensent tout d’abord pouvoir s’en tirer par quelques déclarations apaisantes. Mais rien n’y fait, les vieilles recettes diplomatiques s’avèrent inopérantes et les chancelleries, impuissantes, en restent très perplexes. Il est vrai également que de multiples manipulations brouillent les cartes et que, en coulisse, toute une série d’acteurs s’ingénie à faire monter la pression au maximum.

On ne badine pas (diplomatiquement) avec la religion

laicite-europe-10La question de l’importance des faits religieux prend à cette occasion une dimension nouvelle. Quelques années plus tôt, Madeleine Allbright, alors secrétaire d’État de Bill Clinton, avait déjà pressenti l’importance que prenait le facteur religieux dans les relations internationales. À l’époque, la guerre faisait rage dans les Balkans et certaines pièces du puzzle yougoslave ne pouvaient pas se comprendre sans une certaine connaissance des réalités religieuses. Les États-Unis n’étaient d’ailleurs pas seuls à faire le même constat. Plusieurs pays dont le Canada, la Grande-Bretagne et la France s’adjoindront à leur tour des spécialistes du fait religieux. L’Union européenne allait faire la même démarche quelques années plus tard.

Dans certains pays, il est parfois indispensable de passer par des religieux qui possèdent une aura et une influence que n’ont pas – ou plus – les politiques.

Pour pas mal de diplomates, il s’agissait d’une véritable révolution copernicienne. Beaucoup d’entre eux, en effet, sont des enfants de la modernité laïcisée qui, pour dire les choses simplement, part du principe que le religieux relève de la sphère privée et ne devrait pas interférer avec la diplomatie. Mais il leur a fallu se rendre à l’évidence que, dans certains pays, il est parfois indispensable de passer par des religieux qui possèdent une aura et une influence que n’ont pas – ou plus – les politiques. Dans certaines circonstances, le danger est donc d’avoir de mauvaises réactions par manque d’expertise et d’amplifier les problèmes au lieu de calmer le jeu.

Lors de la crise des caricatures, le premier réflexe du gouvernement danois avait été de rejeter toute idée de négocier quoi que ce soit avec les ambassadeurs des pays musulmans sur un sujet qui, in fine, relevait d’une des libertés fondamentales reconnues notamment par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, celle de l’expression. Dans le cas du film Fitna, réalisé par le leader populiste néerlandais Geert Wilders en 2008, le gouvernement de La Haye allait réagir tout autrement, se distancier très rapidement du film et dénoncer son auteur comme fauteur d’islamophobie. De plus, au contraire de certains imans danois qui avaient jeté de l’huile sur le feu, des leaders musulmans néerlandais contribueront à calmer les esprits chez leurs coreligionnaires.

Lorsqu’en 2012, le film américain L’innocence des musulmans a été diffusé sur Internet, des manifestations violentes ont ciblé notamment des représentations diplomatiques de pays occidentaux. Cette vague a culminé avec l’incident de Benghazi au cours duquel l’ambassadeur US en Lybie a été assassiné. Les services européens dirigés à l’époque par la commissaire britannique Catherine Ashton avaient alors publié une déclaration commune avec la Ligue arabe, l’Organisation de la coopération islamique et l’Organisation de l’unité africaine pour dénoncer la violence mais également pour montrer un certain respect à l’égard des sensibilités musulmanes.

Un « clash des civilisations » simpliste et réducteur

Dans certains milieux diplomatiques internationaux s’organisent aujourd’hui des séminaires « religion et affaires étrangères ».

Ces douloureuses péripéties ont ouvert les yeux à certains acteurs diplomatiques européens de premier plan. Pour eux, le plus grand danger serait en effet de tomber dans une conception des relations internationales qui épouserait la théorie dite du « clash des civilisations » du politologue américain Samuel Huntington qui avait vu dans les conflits de l’ex-Yougoslavie une confirmation de ses vues à ce sujet. Pour la résumer grossièrement, on peut dire qu’elle présuppose que les différentes régions du monde correspondraient à des aires culturelles, et donc religieuses, particulières. Dans cette optique, l’Occident serait nécessairement « chrétien » et l’Orient nécessairement « musulman », etc. Or, en gommant la diversité des traditions religieuses en présence, cette théorie méconnaît la réalité, bafoue les nuances culturelles et réécrit l’histoire de manière tendancieuse. Elle présuppose également que les êtres humains sont prédéterminés par un essentialisme culturel et religieux. C’est pour combattre ce dangereux simplisme que dans certains milieux diplomatiques internationaux s’organisent aujourd’hui des séminaires « religion et affaires étrangères » dont le but est de sensibiliser des fonctionnaires, européens et des pays membres, au fait religieux et à son impact, qu’il soit positif ou négatif, sur le travail diplomatique.

Cependant, martèlent certains observateurs avertis, il ne s’agit pas de se focaliser sur le monde musulman: dans plusieurs pays à majorité bouddhiste ou hindoue, par exemple, se produisent également des faits très graves au nom de critères religieux. De même, de nos jours, en Europe, certains pays développent des politiques nationales dans lesquelles des présupposés labellisés « chrétiens » inspirent directement des lois qui impactent frontalement tous les citoyens.

Être attentif au fait religieux, être capable de comprendre les tenants et les aboutissants de certaines formes de pensée à caractère religieux, est donc devenu aujourd’hui une nécessité incontournable pour les acteurs de la diplomatie, qu’elle soit supranationale comme celle de l’Union européenne ou nationale.

Les risques d’une instrumentalisation

Mais la plus grande objection face à cette ouverture au fait religieux reste cependant celle d’une toujours possible instrumentalisation. Car, bien entendu, sous prétexte d’exiger le respect de certains prescrits théologiques déguisés en faits culturels, ce sont d’autres agendas qui apparaissent très vite. Par exemple, se préoccuper du sort de telle ou telle minorité religieuse quelque part dans le monde peut être une démarche humanitaire complètement désintéressée. Mais peut relever également d’une tactique politique visant à pousser des pions sur un échiquier plus global tout en rendant de facto certaines positions inattaquables car frappées du sceau du soi-disant religieux.

Les diplomates sont bien conscients de cet écueil. Ils reconnaissent notamment que certains groupes sont très bien organisés et arrivent à avoir leurs entrées dans les salons feutrés des institutions nationales et/ou européennes. La difficulté est alors de réussir à rester ouvert à tous, y compris à ceux qui n’ont pas les moyens de faire du lobbying à Bruxelles, Paris, Londres ou Washington, et de pouvoir écouter tout le monde.

Un chantier incertain car s’engager dans le marécage du fait religieux reste toujours très risqué. Tout d’abord parce que personne ne sait précisément où sont les limites de ce qui est « religieux » et de ce qui ne l’est pas. Par exemple, la liberté de culte peut constituer un indice de l’état des libertés dans tel ou tel pays. Il s’agit alors d’une problématique de libertés fondamentales qu’on désigne sous l’acronyme FoRB (Freedom of Religion or Belief). Mais sous couvert du respect de tel ou tel prescrit religieux, réel ou supposé, on peut tout aussi bien promouvoir des droits particuliers, établir des barrières entre les personnes ou encore miner d’autres libertés comme, entre autres et par exemple, la liberté d’expression.