Espace de libertés – Décembre 2016

L’Union européenne en quête d’éthique


Dossier
C’est peu dire que la nouvelle de l’arrivée de José Manuel Barroso chez Goldman Sachs International a choqué. Et pour cause: Goldman Sachs a joué un rôle clé dans la crise des « subprimes », crise à laquelle, en tant que président de la Commission européenne, Barroso avait dû trouver des réponses. Goldman Sachs, c’est aussi la banque qui a aidé la Grèce à falsifier ses comptes publics.

Kroes, De Gucht, Hedegaard… La liste des cas de « portes tournantes » d’anciens membres de la Commission européenne s’est allongée pour culminer avec l’affaire Barroso. Force est de constater que ces situations portent atteinte à l’image de l’Union européenne. Pour reprendre les mots du secrétaire d’État français chargé des Affaires européennes, elles font le « lit des anti-européens ». Les citoyens se sentent trompés. Ce qui choque le plus, c’est qu’une personne ayant occupé une fonction publique aussi importante au sein d’une institution considérée comme la « gardienne des traités » puisse ensuite servir les intérêts d’une banque dont les agissements ont été tellement décriés.

(Mal)honnêteté et (in)délicatesse

Après leur départ de la Commission, le code de conduite des commissaires impose à ses anciens membres de notifier toute activité professionnelle envisagée pendant une période de 18 mois. La Commission se prononce alors sur la compatibilité de la fonction envisagée avec les « devoirs d’honnêteté et de délicatesse quant à l’acceptation […] de certaines fonctions ou de certains avantages » qui s’imposent aux anciens et aux actuels membres de la Commission en vertu de l’article 245 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après, TFUE). Pendant ces 18 mois, les anciens membres de la Commission doivent s’abstenir de « faire pression [et/ou] défendre la cause de leur entreprise, client ou employeur auprès des membres de la Commission et de leur personnel ». Ces règles visent à prévenir tout risque de conflit d’intérêts. Cette période de latence ayant été respectée, la Commission Juncker a donc conclu à la légalité des nouvelles fonctions privées de Manuel Barroso.

En réalité, bien que le code de conduite établisse cette limite temporelle, l’article 245 du TFUE, texte hiérarchiquement plus élevé, n’en mentionne aucune. Les « devoirs d’honnêteté et de délicatesse » mentionnés s’appliquent donc sans limite de temps. À ceux-ci s’ajoute encore un devoir de confidentialité, lui aussi sans limite de temps (article 339 TFUE). Le nouveau job de Barroso n’est donc pas seulement « moralement inacceptable », pour reprendre les termes du président Hollande, mais également juridiquement contestable.

Que la Commission européenne n’y voie aucun problème est révélateur de l’éthique qui y règne. Mais elle n’est pas seule à encourir la critique, les gouvernements des États membres sont également restés étrangement aphones sur cette affaire. Seul le gouvernement français a condamné la nomination de Barroso. Du côté belge: silence complet. Pourtant, au même titre que la Commission, le Conseil de l’Union européenne a la possibilité de saisir la Cour de justice s’il considère qu’un ancien membre de la Commission a violé l’un ou plusieurs des devoirs susmentionnés. Une sanction pécuniaire ne serait sans doute pas très efficace pour Barroso mais un arrêt de la Cour le condamnant serait symboliquement honteux et constituerait un précédent potentiellement capable de prévenir d’autres cas similaires.

Un comité qui confond éthique et justice

C’est donc sous la pression grandissante d’acteurs divers (citoyens, fonctionnaires et contractuels européens, eurodéputés, journalistes, académiques, ONG, etc.) que la Commission a décidé de revoir sa conclusion en consultant son comité d’éthique ad hoc. Ce comité est un organe interne à la Commission. Alors que l’on pouvait s’attendre à une appréciation éthique, il s’est livré à un prétendu raisonnement juridique formel, volant ainsi la vedette à la Cour de justice et outrepassant ses compétences. Le comité a souligné en effet qu’il fallait mettre en balance les intérêts de l’Union avec l’intérêt légitime d’un ancien Commissaire de poursuivre sa carrière, le cas échéant dans le secteur privé. Pour le Comité, un risque de conflit d’intérêts « existe certainement dans le cas présent » mais comme la nomination de Barroso chez Goldman Sachs est intervenue après l’expiration de la période de 18 mois, elle est parfaitement légale. En fait, le comité aurait dû être consulté non pas sur le caractère légal mais bien sur le caractère éthique du comportement de Barroso. De plus, l’avis ne lie pas juridiquement la Commission. Celle-ci peut en effet décider de ne rien faire ou au contraire d’opter pour la voie judiciaire. Que décidera le Collège des Commissaires? L’avenir nous le dira.

Mandataires publics et fonction privée: changer la norme

Mais la question éthique déborde des couloirs de la Commission européenne. À l’annonce de l’entrée de Barroso chez Goldman Sachs, de nombreux parlementaires européens ont en effet exprimé leur mécontentement. Mais certains d’entre eux se sont tus lorsqu’il a été question de leurs propres règles de conduite.

Aujourd’hui, rien n’empêche en effet un parlementaire d’exercer une activité présentant un risque de conflit d’intérêts après la fi n de son mandat. Plus surprenant encore, rien n’empêche qu’un parlementaire exerce une telle fonction pendant son mandat. Ainsi, le site POLITICO estime qu’à l’heure actuelle environ 176 (sur 751) eurodéputés exercent des activités rémunérées à côté de leurs fonctions parlementaires potentiellement conflictuelles avec celles-ci.

Ces « affaires » ont permis de révéler au grand public les faiblesses du système en place: manque de transparence, de responsabilité et d’habilité à prévenir un comportement malvenu. Plus largement, nombre de questions se posent, aussi bien au niveau européen qu’au niveau national et même local. Quel niveau d’éthique sommes-nous en droit d’attendre des mandataires publics? Qu’entendre par « éthique »? Comment, le cas échéant, contrôler le respect de cette éthique? En tant que représentant des citoyens, de l’intérêt public, il semble tomber sous le sens que les (anciens) mandataires publics ne devraient pas pouvoir occuper certaines fonctions privées. Comment, comme nous l’avons écrit avec le professeur Alberto Alemanno, changer la norme? Des réponses doivent être données afin de rétablir la confiance des citoyens envers leurs institutions. L’Assemblée nationale française se penche en ce moment sur ces questions. Le Parlement fédéral belge en fera-t-il autant?