En l’absence de ce renouvellement stratégique radical qui devrait rassembler la plus large alliance possible de forces sociales, politiques et culturelles, l’Europe risque de devenir le continent de la peur, le continent du repli défensif et identitaire sur lui-même; un continent qui sera inévitablement gouverné par la droite nationaliste et anti-Union européenne.
Le Brexit nous donne trois leçons. Premièrement, l’extrême droite a pris le leadership du mouvement europhobe et anti-immigrants et les tentatives du populisme de gauche de la concurrencer sont destinées à l’échec, pour la simple raison que le nationalisme, le protectionnisme, l’intolérance ont toujours été et seront toujours des idées de droite. Deuxièmement, les populistes défendent l’irrationalité et refusent l’avis des experts: la majorité a voté contre l’avis des économistes qui, de droite et de gauche, libéraux ou keynésiens, ont montré, par des chiffres évidents, que chaque famille britannique va perdre des montants importants avec le Brexit. Et troisièmement, les forces démocratiques et pro-européennes ont échoué en raison de la pauvreté culturelle de leur discours défensif: elles n’ont qu’un seul choix comme alternative à la capitulation dans plusieurs pays du continent: passer à la contre-attaque par une stratégie nouvelle conciliant la défense des droits sociaux (emploi, notamment des jeunes) malmenés par la crise avec des réponses fortes, claires et progressistes aux besoins pressants de sécurité interne, contre le terrorisme et la criminalité, et externe, contre l’instabilité à nos frontières orientale (Russie) et méridionale (Daech).
Une vague noire sans précédent et un cancer culturel
Karl Marx avait bien prévu que l’économie mondiale provoquerait des crises structurelles mais ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que ces crises faciliteraient l’extrême droite. Voilà des décennies que la menace de l’extrême droite autoritaire, intolérante, xénophobe, raciste, protectionniste, n’a pas été aussi forte qu’aujourd’hui.
Le parti de Geert Wilders est crédité du score le plus fort en vue des prochaines élections (mars 2017) aux Pays-Bas. Il pourrait conditionner d’autres partis et aboutir à demander un referendum contre l’UE (qu’on appellerait alors le « Nexit »). C’est très irrationnel dans le pays de Spinoza, mais une partie des Hollandais a voté en 2016 par referendum contre l’accord de l’UE avec l’Ukraine démocratique et faisant ainsi un joli cadeau tant à Poutine ainsi qu’à ceux qui ont abattu le vol 370 de la Malaisian Airlines avec des centaines de citoyens néerlandais (enfants et femmes surtout) à son bord.
Chez notre autre voisin, la France, on constate que le parti europhobe, anti-immigrés et protectionniste de Marine Le Pen est le premier dans les sondages (27 %) et parviendra au 2e tour de la présidentielle de 2017. L’extrême gauche a inutilement essayé de maîtriser la poussée eurosceptique provoquée par la crise multiple de ces années, mais les sondages montrent qu’elle a échoué et qu’elle ne fait que faciliter la tâche de la droite.
En Italie également, la gauche de la gauche oscille entre les scores misérables de SEL et l’évolution de Cinq étoiles vers un parti « ni de droite ni de gauche » qui tisse des alliances non seulement référendaires (4 décembre) mais aussi électorales (à Rome, Turin, Grosseto) avec l’extrême droite de la Ligue de Salvini (qui a laissé tomber le clivage centre-périphérie au nom du modèle nationaliste de Le Pen), des post-fascistes et des cercles explicitement fascistes Ezra Pound. L’irrationalité de leur propos est évidente: contre l’euro, « monnaie allemande » (avec pourtant un Italien, Mario Draghi, à sa tête, dépensant 80 milliards par mois pour les économies en crise!); pour une « fermeture immédiate et totale des frontières »: un slogan étonnamment populaire dans un pays qui a, de toute évidence, tout à perdre d’une fermeture des seules frontières contrôlables avec la France, l’Autriche et la Suisse, seule possibilité de sortie pour une partie des 200.000 immigrés arrivant en Sicile chaque année.
En Allemagne on assiste, à l’est, au transfert de millions de voix de l’extrême gauche à l’extrême droite europhobe (AfD) comme aux pires moments de la crise de la république de Weimar (1933).
En Autriche, le candidat de l’extrême droite Hofer, qui avait perdu de justesse les présidentielles de 2016, risque fort de l’emporter à l’occasion des nouvelles élections, à répéter en début 2017. Sa plateforme est encore une fois: contre les immigrés et contre l’UE.
Ces mots d’ordre identitaires, basés sur les peurs et la haine des étrangers, l’ont déjà emporté dans la voisine Hongrie (Orban) et en Pologne, au nom de l’identité chrétienne nationale menacée par l’UE et les immigrés.
Ce qui est impressionnant est que l’Autriche, l’Allemagne et la Hollande font état d’un taux de croissance économique supérieur à la moyenne UE et d’un taux de chômage inférieur. De bien réfléchir à ceci devrait pousser les syndicats et les grands partis démocratiques à surmonter radicalement les limites des plateformes typiques de 2010-2012, uniquement axées sur l’économique et social (lutte contre l’austérité) et essayer, pour convaincre les électorats populaires fascinés par l’extrême droite, de concilier ces demandes sociales avec des objectifs clairs en politique d’intégration des immigrés, protection des frontières externes, sécurité interne et externe, nouveau projet européen.
Ressusciter le clivage fascistes/antifascistes serait un vain remake du passé. Il faut une interprétation nouvelle de ce danger nouveau énorme qui tire profit de la crise multiple de l’UE et des démocraties nationales, des faiblesses et divisions de la gauche et des partis démocratiques. Il s’agit sans aucun doute de forces « illibérales », intolérantes, nationalistes et protectionnistes sur le plan politique dont le modèle international – qu’ils partagent avec un Donald Trump – est le nationalisme autoritaire de Vladimir Poutine.
La contre-attaque doit aussi impliquer une nouvelle stratégie pour l’UE
Une contre-attaque démocratique au nom de la raison doit se développer d’urgence tant sur le plan national que transnational et européen.
Il faut organiser une avant-garde de pays (9?) voulant réellement avancer dans l’intégration européenne.
La réforme de l’UE doit apporter plus d’effi cacité – voie essentielle pour accroître la légitimité – au niveau des priorités de l’agenda: politique de réglementation des flux migratoires et de l’accueil des réfugiés, politique de contrôle des frontières externes, politique de sécurité internationale et de coopération accrue en matière de défense et enfin, renforcement de la gouvernance économique de la zone euro avec un budget et un parlement spécifiques.
Mais associer l’indispensable bond en avant de l’effi cacité des politiques européennes à un renforcement parallèle de la légitimité démocratique des politiques n’est plus possible à l’échelle des 28 (ou des 27): il faut organiser une avant-garde de pays (9?) voulant réellement avancer dans l’intégration européenne. Les autres peuvent ne pas suivre, s’ils le souhaitent, mais n’ont pas le droit d’empêcher les volontaires d’aller de l’avant dans la construction politique européenne.
Si ce noyau dur, cette intégration différenciée, n’est pas rapidement constitué selon les procédures du traité de Lisbonne, un noyau dur sera de facto imposé par la droite allemande de Schäuble: un « club des trois A », tant au niveau de la monnaie unique que de la zone de libre circulation. Ce serait la fin de l’euro, monnaie symbole politique, de Schengen. Et donc aussi la fi n de l’Union européenne.