Un entretien avec Pierre Galand
Présidée par Pierre Galand, la Fédération humaniste européenne est sur de multiples fronts. Il faut dire que, entre la défense du droit à l’avortement et la lutte contre le populisme, en passant par la dénonciation des lobbys religieux et conservateurs au sein des institutions européennes, les combats ne manquent pas. Forte des 60 associations laïques et humanistes qui la composent, la FHE entend surtout réveiller une Europe en berne.
Espace de Libertés: Depuis sa création en 1991, la Fédération humaniste européenne a rassemblé laïques et humanistes pour lutter contre l’influence des religions sur la prise de décision au niveau européen. Vingt-cinq ans plus tard, quel bilan tirez-vous?
Pierre Galand: Malheureusement, leur influence est encore importante, notamment pour pousser les commissaires européens qui ont des matières éthiques dans leur responsabilité à consulter systématiquement les autorités religieuses. Ce rapport de force, disproportionné, ne correspond pourtant pas à l’évolution des sociétés en Europe de l’Ouest, toutes affirmant une volonté de sécularité. Depuis la création de la FHE en 1991, cette emprise des institutions religieuses sur la vie démocratique et politique européenne n’a pas diminué. Les religions se sont constituées en lobby, avec des capacités fortes, comme la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), dont la tâche est d’informer les autorités catholiques des débats sur des questions aussi fondamentales que le droit à l’avortement, l’euthanasie ou encore le financement de la recherche sur les cellules souches reproductives. Sur ce dernier point, c’est un débat que l’on n’a pas gagné, en tant qu’humanistes, parce que sous la pression des Églises, l’Europe a accepté de ne pas fi nancer ces recherches. C’est aberrant, alors que dans le monde arabe ou aux États-Unis, ils n’ont pas ce problème. Cette tendance s’est renforcée avec l’entrée de pays comme la Pologne ou la Hongrie qui ont la volonté d’affirmer l’idée des fondements chrétiens de l’Europe.
Ces lobbys religieux ont des relais et des moyens importants. Avez-vous ces mêmes relais?
Il y a une écoute plus grande de la part des institutions qu’elle ne l’était précédemment. Notre mission est de faire entendre la voix des laïques et des humanistes au niveau des institutions européennes, de trouver des fronts communs sur l’avortement, sur les droits des homosexuels, sur l’éducation sexuelle, sur le droit de mourir dans la dignité… Des parlementaires nous consultent et attirent notre attention sur le besoin de renforcer la présence laïque dans les institutions européennes. C’est positif, mais il y a encore un énorme travail à faire. Je plaide pour que d’autres associations renforcent cette cellule afin d’avoir une capacité d’action plus importante. On représente 60 organisations avec leurs forces et leurs faiblesses, en fonction des réalités nationales. Les pays entrants n’ont aucun moyen. D’autres sont très organisés. Notre force, c’est que nous partageons des valeurs communes entre laïques, humanistes et athées et que nous nous retrouvons sur des enjeux essentiels pour la démocratie comme la séparation entre la religion et l’État au sein des institutions européennes. Notre fédération fonctionne sur un principe de solidarité, notamment quand les droits fondamentaux sont menacés dans certains pays, y compris au-delà de l’Europe. Ensemble, on peut pointer des violations des droits fondamentaux, notamment en ce qui concerne le blasphème, toujours en vigueur dans des pays comme la Grèce ou l’Italie, où, face à la pression du Vatican, de plus en plus de médecins se retranchent derrière l’objection de conscience pour éviter de pratiquer des avortements. En quelque sorte, nous sommes des lanceurs d’alerte…
Assiste-t-on partout en Europe à ce repli conservateur et religieux qui remet en cause les principes mêmes de la construction européenne et les libertés fondamentales des citoyens?
En effet. Ce sont des groupes minoritaires, de plus en plus dynamiques, qui mènent ces combats rétrogrades au niveau des institutions européennes et de certains gouvernements de l’Union européenne. La preuve, c’est toute cette pression autour de l’avortement. Regardez le combat des femmes polonaises qui sont descendues dans la rue par milliers pour défendre leur droit à l’IVG. Les attaques se multiplient en Europe. Elles ne sont pas toujours frontales, ni même visibles, mais elles sont bien souvent insidieuses en cherchant, par exemple, à multiplier les obstacles pour les femmes qui souhaitent avorter. C’est chaque fois le fait de l’Église catholique et de partis conservateurs. On me reprochera une fois de plus de ne pas assez parler de l’islam, mais en tant que président de la Fédération humaniste européenne, j’ai face à moi des organismes intégristes et conservateurs chrétiens, protestants, orthodoxes ou catholiques. Ils font front et ils rassemblent des moyens énormes pour faire pression.
Avez-vous l’impression que l’Europe n’a ni les moyens, ni la volonté de lutter contre cela?
Normalement, l’Europe devrait pouvoir piloter un vivre ensemble apaisé, dans lequel les conflits religieux n’auraient pas leur place. C’est n’est pas le cas, malheureusement. D’où notre ambition, celle de permettre à tout le monde de coexister. Nous ne nous battons pas contre les croyants mais contre des institutions religieuses qui mènent des combats en violation totale avec les libertés fondamentales, avec la capacité des individus à faire leur choix eux-mêmes. En tant que laïques et humanistes, nous nous retrouvons de plus en plus souvent en difficulté. Quand on est au Parlement européen, on est confronté à des partis qui naguère pouvaient faire preuve d’une certaine tolérance, à l’instar du Parti populaire européen (PPE). Mais avec l’arrivée des pays de l’Est, le PPE a aujourd’hui dans sa majorité des parlementaires issus de pays où on a carrément mis en cause les libertés fondamentales, la charte européenne des droits fondamentaux et d’autres règles comme la convention de Schengen. D’où un silence assourdissant. Quand on sait que le président de la Commission ou le président du Conseil sont du même bord, il y a lieu de se poser des questions sur la manière dont se vit la démocratie européenne aujourd’hui. On s’aperçoit aussi que ce sont les nationalistes et les extrémistes qui tiennent le haut du pavé, en menaçant notre vivre ensemble…
C’est l’objet de Wake up Europe qui sera lancé en mai prochain?
Si nous voulons battre le populisme, il faut aller à la rencontre des citoyens qui sont touchés, contaminés, par le message de l’extrémisme et de ses dérives racistes ou nationalistes.
Oui. Face aux flux migratoires, l’Europe a montré qu’elle n’était pas capable de respecter ses propres traités. Sa seule réponse fut la fermeture des frontières. Une marche arrière énorme. Le résultat, c’est que des populistes qui, comme Viktor Orbán, hurlent à la défense de l’Europe chrétienne se font des voix sur le dos des migrants. Aujourd’hui, en Europe, il y a 400 km de barrières, ce qui est tout à fait scandaleux. Notre souci, c’est de mobiliser les opinions publiques dans un sens qui ne soit ni le repli sur soi, ni la méfiance totale vis-à-vis de l’autre. Si nous voulons battre le populisme, il faut aller à la rencontre des citoyens qui sont touchés, contaminés, par le message de l’extrémisme et de ses dérives racistes ou nationalistes. L’objectif serait de donner un coup de projecteur à des initiatives citoyennes, concrètes, locales et intelligentes. Dans des domaines divers, le point commun de ces personnes sera qu’elles n’attendent pas que la solution vienne des pouvoirs publics. C’est un moyen pour réaffi rmer nos fondements éthiques dans une société qui veut nous imposer un retour en arrière inquiétant. Aujourd’hui, on doit réapprendre à lutter. Je suis pour une laïcité de combat. Il y a trop de risques, de dérapages dans nos démocraties, il y a trop d’inadvertance de la part du monde politique qui, face à ces défis majeurs, répond par l’état d’urgence, ce qui est le meilleur moyen pour que les citoyens ne comprennent plus rien. Il faut reconstruire un mouvement d’espérance, d’indignation et de résistance pour construire une société qui participe au progrès de l’humanité à partir des citoyens eux-mêmes.