Espace de libertés – Décembre 2016

Roger Lallemand, itinéraire d’un poète en politique


Libres ensemble
“Il a jadis rêvé de réconcilier la politique et la littérature. L’époque était ainsi faite. Les meilleurs des hommes de mots devenaient des hommes d’action.” (1)

Tant comme avocat que comme homme politique, Roger Lallemand a marqué de son empreinte les différentes causes qu’il prit à cœur de défendre. Qu’il s’agisse de partir en Bolivie pour défendre Régis Debray, alors détenu pour avoir rejoint Che Guevara ou de s’impliquer dans nombre de débats éthiques d’avant-garde en Belgique.

Roger Lallemand est né le 17 janvier 1932 au sein d’une modeste famille de forgerons de Quevaucamps. Étudiant à l’Université libre de Bruxelles, il y obtint une licence en philologie romane ainsi qu’un doctorat. Bien plus tard, il devait siéger au Conseil d’administration de son Alma Mater. Maintes fois décoré, il fut notamment fait commandeur de l’Ordre de la Légion d’honneur par François Mitterrand en 1991.

Lors de sa réception en tant que docteur honoris causa de l’Université de Liège, en 2007, le recteur Bernard Rentier dressait ainsi son portrait: “Il est un véritable humaniste qui a consacré sa vie à combattre nationalismes, intégrismes et intolérance, ardent défenseur de la démocratie, du pluralisme, de la justice et des libertés fondamentales et, par-dessus tout, de “l’altérité de l’autre”, c’est-à-dire du respect de la différence.”

L’avocat engagé

“Roger était un homme de conviction et de séduction, un orateur hors pair. Quand il avait fini de plaider, le tribunal chavirait, il était éblouissant”, dit récemment à son propos l’avocat Pierre Legros (2). En 1958, Roger Lallemand fit son entrée au Barreau de Bruxelles. Il présida la conférence du jeune barreau de Bruxelles de 1971 à 1972 et fut membre du Conseil de l’Ordre du barreau de Bruxelles de 1972 à 1975.

Il exerça son art dans nombre de causes délicates, voire risquées. Durant la guerre d’Algérie, Roger Lallemand assura à plusieurs reprises la défense de militants du FLN. En 1967, à l’instigation de son ami Jean-Paul Sartre, il fit de même pour Régis Debray, alors accusé de complicité avec la guérilla de Che Guevara en Bolivie. En 1973, il défendit, avec Régine Orfinger, le docteur Willy Peers, poursuivi et arrêté pour avoir pratiqué des avortements. Fin 1982, à Varsovie, il porta assistance à Roger Noël, dit “Babar”, militant socialiste libertaire belge, qui comparaissait devant un tribunal militaire pour avoir introduit clandestinement un émetteur de radio destiné au syndicat Solidarnosc, alors interdit. Quelques années plus tard, il défendit encore Michel Vincineau, professeur de droit à l’ULB, qui tenait avec son compagnon un sauna gay et s’était fait arrêter pour exploitation d’une maison de débauche. Ce procès contribuera à faire sortir l’homosexualité du champ de l’outrage aux bonnes mœurs.

L’homme éthique

Au cours de ses années d’activité parlementaire, il apporta sa contribution décisive à de nombreux débats éthiques.

“La politique ne se réduit pas à la gestion de la société. Elle est une morale de la responsabilité et de la solidarité, une éthique de la générosité”, citait-il souvent. Compagnon de route du PS, il devint sénateur en 1979 et le resta durant vingt ans. “Sage” au sein de son parti, on le surnommait volontiers la “conscience du PS”. Au cours de ses années d’activité parlementaire, notamment comme président de la commission de la Justice, il excella dans la mise sur pied de législations difficiles et apporta sa contribution décisive à de nombreux débats éthiques: “Ces combats-là avaient un sens: rendre à la personne sa responsabilité profonde face à sa vie, affirmer l’autonomie de la personne. Et respecter cette autonomie dans les choix fondamentaux qu’elle doit faire, fussent-ils difficiles ou contestables.” (3)

Il fut ainsi la cheville ouvrière avec Lucienne Herman-Michielsens de la loi dépénalisant partiellement l’interruption volontaire de grossesse. Homme de dialogue, il avait réussi à rassembler des personnes de convictions très différentes sur la nécessité de venir en aide aux femmes et de mettre fi n à l’avortement clandestin. Après des années de manifestations et de polémiques et au terme d’une longue procédure parlementaire, le vote de la loi intervint le 29 mars 1989. À cette occasion, il prononça un discours resté dans les annales parlementaires comme un morceau de bravoure, emportant fi nalement l’adhésion. Une dernière péripétie suivra ce vote historique. La loi dut en effet être ratifiée par le Conseil des ministres suite au recours à l’ “impossibilité temporaire de régner” du roi Baudouin qui se refusait à la signer en raison de ses convictions religieuses.

Six ans plus tard, c’est encore Roger Lallemand qui initia le débat sur l’euthanasie au Sénat. Sa proposition de loi, cosignée par Fred Erdman, déposée en février 1999, servira de base aux discussions futures. Par la suite, il présidera la Commission de contrôle instaurée par la loi votée en 2002.

Avec la sénatrice Dardenne, il fut également l’auteur, d’une loi bannissant les mines antipersonnelles. Cette loi allait être prise comme modèle par la communauté internationale dans le traité d’Ottawa. Il contribua encore, parmi tant d’autres choses, au vote de la loi sur la répression du négationnisme.

Au niveau européen, il représenta la Belgique au sein de la Convention pour la rédaction de la Charte des droits fondamentaux. Le Roi le nomma ministre d’État en 2002.

Le libre-exaministe

Durant ses études, Roger Lallemand présida avec une grande implication le Cercle du libre examen de 1952 à 1956. “La promotion du libre examen par les fondateurs de l’Université de Bruxelles m’a profondément touché. Peut-être plus que tout autre. J’ai admiré “ce cavalier sans bagages” qui traverse notre histoire et qui nous a ouvert le monde”, dit-il à Jacques Sojcher (4). Franc-maçon et laïque convaincu, il était à l’écoute de ceux qui avaient d’autres convictions. Jacqueline Herremans, présidente de l’ADMD, l’évoquait en ces termes tout récemment: “En libre-exaministe, il n’imposait pas son point de vue: il savait écouter, il savait dialoguer, il amenait son interlocuteur à cheminer avec lui, de question en réponse, pour en arriver à démontrer l’inanité du racisme, la nécessité de l’humanisme.”

Franc-maçon et laïque convaincu, il était à l’écoute de ceux qui avaient d’autres convictions.

Il contribua de manière considérable au processus visant à la reconnaissance de la laïcité. Ce qui se traduisit en 1993 par l’adaptation de l’article 181 de la Constitution pour aboutir, en 2002, au vote de la loi relative au Conseil central des communautés philosophiques non confessionnelles de Belgique.

Le poète-philosophe

Mais il n’y a rien au bout de la course,
Camarade!
Si ce n’est l’ironie des horizons
Et la dérive des mondes que la main n’atteint pas.

Roger Lallemand, Le songe du politique, poème.

Personnalité éclectique, féru de littérature, de poésie et d’opéra, Roger Lallemand compta parmi ses amitiés nombre d’écrivains et de philosophes dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Alain Badiou, Régis Debray, Pierre Mertens, Édgar Morin, Alain Robbe-Grillet… Avec son ami Lucien Goldmann, il créa le Centre de sociologie de la littérature de l’ULB dont il assura la direction.

Longtemps, il exerça la présidence, ou la vice-présidence, du conseil d’administration du Théâtre royal de la Monnaie. Il fut également membre du Haut Conseil de la francophonie et présida aux activités de la régionale bruxelloise de Présence et action culturelle (PAC). Son engagement auprès des artistes le conduisit à élaborer la loi du 30 juin 1994 relative aux droits d’auteurs et droits voisins. En 1992, la médaille Beaumarchais lui fut remise par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques pour le travail législatif accompli en la matière.

Enfin, pour clore cette, indubitablement, trop brève évocation, nous vous invitons à la prolonger au gré de son livre Le songe du politique, mélange d’articles publiés ou inédits, dont un éclairant entretien avec Jacques Sojcher, et de poèmes de sa main. Un voyage à la découverte d’un homme passionnant qui ne cessa de cultiver le doute.

 


(1) Régis Debray, avant-propos du livre Le Songe du politique, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 2000, p. 9

(2) David Coppi, “Pierre Legros: “Roger, homme tolérant” », dans Le Soir, 21 octobre 2016, p. 7.

(3) Alain Dauchot, “La liberté est devant nous”, interview de Roger Lallemand, dans Esprit Libre, n°17, novembre 2003.

(4) “À la recherche d’une totalité perdue”, entretien avec Jacques Sojcher, dans Le Songe du politique, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 2000, p. 31.