Espace de libertés – Décembre 2016

« Notre avenir est entre nos mains »


Grand entretien
Faut-il encore le présenter? À 84 ans, ce brillant astrophysicien canadien n’en finit pas de sillonner la planète pour vulgariser son savoir. Pour sensibiliser aussi. Hubert Reeves s’est en effet mué ces dernières années en un militant écologiste acharné, oscillant entre optimisme et fatalisme. Nous l’avons rencontré début novembre lors de son passage à l’Université de Mons.

Espace de Libertés: L’avenir de la vie sur Terre: est-ce qu’il se trouve vraiment sur Terre? Ou ailleurs dans l’Univers?

Hubert Reeves: Je crois que malheureusement… ou heureusement, il se trouve sur Terre. L’idée assez répandue qu’on puisse quitter la Terre pour trouver un meilleur endroit est parfaitement fantaisiste. De surcroît, si on part de la Terre sans avoir amélioré notre comportement, on ne va que transporter nos problèmes ailleurs. La question, c’est: l’humanité va-telle continuer à habiter longtemps cette planète et comment? Comme si la nature nous disait: « Je vous ai fait un beau cadeau, vous avez cette intelligence formidable qui vous permet de faire des technologies fantastiques, les bombes atomiques par exemple, et maintenant débrouillez-vous, essayez de vivre, de survivre, avec votre intelligence. » Personne ne viendra nous aider. Si nous ne réagissons pas d’une façon positive, nous disparaîtrons, ce n’est pas plus compliqué que ça.

L’intelligence de l’homme serait donc un cadeau empoisonné?

C’est à nous de démontrer le contraire. Si l’intelligence nous mène à faire des bombes ou à réchauffer la planète et à nous détruire, on pourra dire: l’intelligence est un cadeau empoisonné. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Nous avons survécu à la terreur nucléaire, nous essayons de survivre à la crise écologique. On devra donc répondre à cette question par les faits. Cela se pose pour n’importe quelle civilisation. À partir du moment où l’évolution amène une espèce animale à obtenir une intelligence aussi fabuleuse, n’estelle pas condamnée? À un moment donné, elle va fabriquer des technologies qui vont la menacer. C’est une espèce d’examen de passage pour toute planète habitée par quelque chose qui nous ressemble.

Comment l’homme peut-il réagir? Dans vos ouvrages, vous parlez de « réveil vert ».

Un des bienfaits de la crise écologique, c’est de nous apprendre que si nous continuons à saccager la planète, nous disparaîtrons. Les animaux qui ont disparu ne savaient pas qu’ils n’étaient pas adaptés. Nous, nous le savons. Nous avons cette connaissance qui nous permet de réagir. Les grandes religions monothéistes considèrent l’humanité comme seule chose qui vaut. Selon la Bible, par exemple, les animaux sont nos serviteurs. Ce n’est pas le cas dans les sagesses orientales. Les bouddhistes, les hindouistes ont le sens de la biodiversité, c’est-à-dire que nous faisons partie d’un écosystème et que les animaux nous sont indispensables. Nous, nous ne leur sommes pas indispensables. Si nous continuons à nous considérer comme les maîtres et possesseurs de la nature, ce que nous enseignent la Bible et Descartes, nous sommes foutus. Il faut fonder un nouvel humanisme, dans lequel il n’y a pas les hommes d’un côté et les animaux pour les servir. Nous sommes tous sur le même pied, tous dépendants les uns des autres. Si nous n’arrivons pas à établir un écosystème en équilibre entre prédateurs et proies, nous disparaîtrons. Ce serait dommage, mais ce serait comme ça.

Comment votre démarche, au départ purement scientifique, a-telle basculé vers un engagement écologiste, militant?

C’est simple: j’ai quatre enfants et huit petits-enfants et je suis très inquiet pour eux. Comment sera cette planète dans 30 ans? Ce n’est pas loin, 30 ans. Ça pourrait être bien mieux ou bien pire. Et ça dépend de nous. J’aime comparer notre époque aux années 1940, quand on apprenait que le nazisme menaçait la civilisation et que des gens comme Churchill disaient: « Non, on n’acceptera pas ça. » Nous sommes dans une situation analogue. Ce n’est pas la civilisation, mais toute la vie terrestre qui est menacée.

Si l’avenir de la vie sur Terre est à trouver sur Terre, quel est l’intérêt de continuer à explorer l’univers?

J’aime mettre l’astronomie et l’écologie en parallèle. L’astronomie, les sciences, nous apprennent des choses sur notre histoire, sur comment nous en sommes venus à être ici. Comment nous sommes nés un jour avec notre gros cerveau et notre intelligence. Le rôle de la science, c’est d’essayer de comprendre le passé. C’est très important pour l’humanité, de savoir dans quoi elle s’inscrit. Le deuxième volet, c’est l’écologie. Notre belle histoire est menacée. Si nous continuons comme maintenant, elle pourrait se terminer bêtement. Sachant tout ce que nous avons appris sur cette belle histoire, c’est quelque chose qu’il faut sauver, qui a de la valeur.

N’est-il pas trop tard?

On n’a pas le choix. Quand on dit qu’il est trop tard, c’est trop tard. Personne ne peut dire s’il y aura encore des gens sur la Terre dans 100 ans. Mais le parti que je prends, le parti de Churchill, c’est de dire: je n’accepte pas ça.

Vous avez passé votre vie à vulgariser. Qu’est-ce qui vous motive?

Cela vient de ma grand-mère. C’était une grande conteuse d’histoires, elle rassemblait les enfants du village au Québec et je voyais qu’elle prenait beaucoup de plaisir à leur raconter des histoires. Je me suis aperçu qu’en tant que scientifique, j’avais une autre histoire à raconter, une histoire vraie, et qu’elle pouvait intéresser les gens. Les vulgarisateurs disent: « Regarde de ce côté, ça peut t’intéresser. Si cela ne t’intéresse pas, tant pis, c’est ton affaire, mais si cela t’intéresse, tu vas voir qu’apprendre, accroître ses connaissances, comprendre, c’est très agréable… » Quand on dit que l’humanité pourrait disparaître, certains disent: tant pis. Pour moi, ça vaut la peine de la sauver pour trois choses que nous sommes la seule espèce à avoir apportées. La première, c’est l’art: Mozart, Beethoven, Van Gogh… Si nous disparaissons, les termites ne vont pas épargner les Stradivarius. La deuxième, la science. Nous sommes la seule espèce qui a pu comprendre les lois de la physique, l’histoire de l’univers, l’ADN. Et les radiotélescopes rouilleraient si nous devions disparaître. Et la troisième, la plus importante, c’est la compassion. Vous êtes malheureux de voir quelqu’un qui souffre. Ce sentiment altruiste, à la base de la médecine, de la Croix-Rouge, d’Amnesty International, fait que l’humanité s’occupe de ses malades et ne les laisse pas tomber. Nous avons en nous cette empathie, cet altruisme… Et pour ça, ça vaut la peine de sauver l’humanité.

Autre combat que vous soutenez: le droit à l’euthanasie. Vous êtes d’ailleurs membre de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité.

Ça me paraît une question fondamentale que chacun puisse disposer de sa vie. Quand la vie est intenable, qu’elle n’a plus de sens, il faut que l’on puisse s’en passer. Là, il faut être plus pratique que théorique. Sur le plan de la théorie, on peut défendre la beauté de la vie. Mais en pratique, c’est humain de ne pas laisser une personne souffrir de façon terrible. Le plus insupportable, je trouve, ce n’est pas tellement la souffrance, c’est la dépendance.

Revenons pour terminer sur la question qui traverse tout votre travail: l’univers a-t-il un sens?

Vous n’essayez pas d’enseigner la géométrie à votre chat… parce que vous pensez qu’il n’est pas assez intelligent et que de toute façon ça ne l’intéresse pas. Nous sommes dans une situation analogue. Nous sommes une espèce très intelligente, mais avec ses limites. Nous n’avons pas le tout-savoir et il y a donc des problèmes devant lesquels il faut admettre que nous sommes dépassés. Quel est le sens de l’Univers? Je n’ai pas la réponse. J’ai comme responsabilité de lui donner un sens pour moi et pour ceux qui vivent autour de moi. Vous décidez vous-mêmes du sens que vous allez donner à votre vie. C’est votre responsabilité. Est-ce qu’il est écrit dans le ciel, en lettres d’or? Je ne l’ai jamais vu et je ne suis pas sûr que mon intelligence soit en mesure de le comprendre. Il faut distinguer la science, la connaissance, les faits et ce qui est bon ou pas. La question du sens n’est pas une question scientifique. La science ne peut rien vous dire sur le sens. Elle peut vous dire comment faire des bombes atomiques, des nanotechnologies ou des OGM. Mais pas si c’est une bonne idée d’en faire. Ça, c’est une question qui relève de ce qu’on appelle la morale, l’éthique, la philosophie. Devant des questions de valeurs, la science est muette.