Espace de libertés – Décembre 2016

Ceci n’est pas une « crise des migrants »


Dossier
Plus d’un million de migrants ont atteint l’Europe en 2015. La majorité d’entre eux ont fui la guerre et les persécutions. À défaut de routes sûres et légales, et face à des frontières de plus en plus fermées, ils prennent d’énormes risques pour tenter d’obtenir une protection en Europe. Et pourtant, il ne s’agit pas d’une « crise des migrants » mais bien d’une crise politique européenne. Et, pire encore, d’une crise d’humanité.

En 2015, un peu plus d’un million de migrants ont demandé l’asile au sein de l’Union européenne. Ces femmes, ces enfants et ces hommes sont majoritairement originaires de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, d’Érythrée, du Pakistan ou encore d’Iran et de Somalie. Ils fuient la guerre, les persécutions ou la misère la plus totale.

À défaut de voies sûres et légales, toujours plus de morts en mer

Au cours de la même période, au moins 3.770 décès ont été recensés en mer Méditerranée. Mais il y a probablement beaucoup de morts non répertoriés dont les corps ne sont pas retrouvés. En 2016, alors que l’UE se félicite de la diminution des arrivées de migrants sur son sol avec environ 330.000 pour les dix premiers mois de l’année, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) dénombrent pourtant dans le même temps près de 4.000 personnes mortes en Méditerranée en tentant de rejoindre le sol européen. Un record absolu.

Les passeurs sont pointés par l’UE comme étant les uniques responsables de ces tragédies. Il est vrai que certains d’entre eux sont des criminels et des trafiquants d’êtres humains qui profitent de la situation. Mais, en réalité, ce sont les politiques de fermeture des frontières menées par l’UE et ses dirigeants qui génèrent les réseaux de passeurs. Les migrants ont recours à des passeurs parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Sans voies d’accès légales pour migrer dans des conditions sûres et dignes, ils sont obligés d’emprunter des voies très dangereuses et de faire appel à des passeurs. Désespérés, ils sont prêts à risquer leur vie en montant à bord d’embarcations de fortune pour traverser la mer et atteindre l’Europe.

Inadéquation de la réaction de l’Europe face à la « crise »

Craignant un appel d’air et considérant l’arrivée plus importante de migrants comme une menace, l’Union européenne choisit d’adopter des mesures pour « endiguer les flux ». Les mesures prises sont inadéquates ou portent atteinte aux droits fondamentaux: renforcement du contrôle et de la surveillance des frontières européennes avec Frontex, fermeture de la route des Balkans pour empêcher les migrants arrivés en Grèce de poursuivre librement leur parcours vers un autre État membre, mise en place de hotspots sur les îles grecques et italiennes pour enregistrer, tri et arrêt des migrants dès leur arrivée sur le sol européen, manque de solidarité…

Car, loin de se montrer solidaires entre eux, les États européens se montrent en effet désunis. Certains ont unilatéralement construit des murs et érigé des barbelés pour que les migrants ne puissent pas passer. D’autres ont durci leurs lois à l’égard des demandeurs d’asile et des réfugiés pour paraître le moins accueillants possible.

À quelques rares exceptions près, les États européens ont continué à appliquer aveuglément le règlement Dublin, pourtant inéquitable et inefficace. Celui-ci désigne le premier État d’entrée dans l’UE comme étant le seul et unique responsable du traitement de la demande d’asile.

Alors que la Grèce constitue avec l’Italie la première porte d’entrée sur le territoire européen, les autres États de l’UE n’ont montré qu’une faible solidarité vis-à-vis de ces deux pays en s’accordant difficilement sur de petits quotas de relocalisation. Ainsi, fin septembre 2016, à peine 5 651 personnes avaient été effectivement relocalisées depuis ces deux pays vers un autre État membre.

Les obstacles des migrants sur le sol européen

Une fois arrivés sur les îles grecques et italiennes, après un trajet semé de dangers, les migrants ont enduré un calvaire qui est loin d’être terminé. Avec la mise en place des hotspots en Italie et en Grèce, les personnes sont stoppées net à leur arrivée et souvent détenues dans des conditions inhumaines, comme l’ont dénoncé notamment Médecins sans frontières, Amnesty et le HCR. Celles qui ne seraient pas détenues sont souvent livrées à elles-mêmes, avec peu de moyens de subsistance. Et celles qui continueraient leur route pour atteindre un autre pays d’Europe, parfois aidées de passeurs, sont désormais bloquées aux frontières avec les Balkans.

Fin septembre 2016, près de 14.000 personnes étaient ainsi bloquées sur une île grecque avec la menace d’être renvoyées vers la Turquie, considérée comme un « pays sûr » pour les migrants et réfugiés en vertu de l’accord conclu en mars 2016. Cet accord prévoit que les migrants sont soit retenus en Turquie soit renvoyés vers la Turquie s’ils arrivent en Grèce.

Avec l’adoption de toutes ces mesures et surtout du deal avec la Turquie, l’Union européenne a clairement démontré qu’elle fermait sa porte aux migrants et aux réfugiés en s’asseyant sur ses valeurs humanistes et en mettant en péril le droit d’asile. Ce droit fondamental est pourtant garanti par la Convention de Genève et le droit européen et impose aux États européens d’accueillir et de protéger les personnes migrantes en besoin de protection.

Une crise politique européenne face à une crise d’humanité

Face aux défi s migratoires qui se présentent à elle et aux drames humains qui se déroulent sous ses yeux, l’Europe apporte en fait des solutions inadéquates et dangereuses à ce qu’elle nomme la « crise des migrants ».

Pourtant, il ne s’agit pas d’une « crise migratoire ». Parler de « crise » sous-entend en effet que la problématique peut être résolue rapidement, voire réglée définitivement, alors que la question de la migration et de l’exil existe depuis toujours. Parler de « crise » sous-entend aussi que l’arrivée des migrants en Europe constitue un problème, et que la solution à ce problème serait simplement d’empêcher ces personnes d’arriver sur le territoire européen. Ce qui est illusoire. Les migrants trouveront toujours un moyen d’arriver, en s’exposant à davantage de dangers.

Il serait plus juste de parler d’une « crise des politiques européennes » car l’UE réagit à l’arrivée de migrants en adoptant des mesures de plus en plus strictes à l’égard de ces personnes, sans se soucier de leur accueil et du respect de leurs droits humains, alors même que l’UE se revendique de valeurs humanistes.

Au-delà des considérations politiques, nous sommes bien face à une « crise d’humanité ». Car nous parlons bien d’êtres humains que nous devrions accueillir et protéger. De personnes qui fuient la guerre et la persécution ou la misère la plus totale et qui tentent, au péril de leur vie, d’atteindre l’Europe.

L’Europe a non seulement les moyens mais aussi l’obligation légale d’ouvrir plus largement ses portes à ces personnes. En ne le faisant pas, elle contribue directement aux drames humains qui se déroulent sous nos yeux, quotidiennement.