Qu’est-ce que la sécurité collective européenne? Le mot « sécurité » est aujourd’hui employé dans l’espace intérieur et extérieur, entre lutte interne contre le terrorisme et gestion des crises extérieures. Mais l’ambiguïté demeure dès lors que le mot « collectif » renvoie prioritairement à la défense de l’Europe dans le cadre de l’OTAN.
Dans le présent article, nous nous en tiendrons à la sécurité dans le cadre de l’Union européenne quand bien même la crise russo-ukrainienne a remis au-devant de la scène la réassurance de l’Alliance atlantique et la dissuasion globale face à une perception de la menace venue de l’Est (1) et concernant « le glacis russe et l’étrange proche ».
Précisons que nous ne vivons pas une nouvelle Guerre froide mais plutôt une « paix froide » avec la Russie. La géopolitique de la Guerre froide reposait sur des oppositions idéologiques profondes (capitalisme versus communisme) avec la sanctuarisation des blocs d’alliance et des guerres majeures, de guérilla ou de contre-insurrection (Vietnam, Afrique australe, Amérique latine). Nous ne sommes plus dans ce cas de figure: la Russie repose sur une économie de marché et une rente économique et elle flirte maintenant avec la Turquie, membre de l’OTAN, tandis que Washington fait de la pénétration à Cuba. Sur fond de realpolitik, la Russie et l’OTAN font également face à des menaces similaires: le terrorisme et le djihadisme; tandis que les arsenaux nucléaires jouent toujours leur rôle de dissuasion réciproque. La Russie sait jusqu’où elle peut aller et, jusqu’ici, elle est intervenue dans les pays (Géorgie, Ukraine) qui n’ont pas été intégrés dans le préplan d’adhésion à l’OTAN en vertu du fait que la défense territoriale de l’Alliance atlantique n’y est pas engagée. Les canaux de communication entre Washington, l’OTAN et Moscou n’ont jamais été coupés. Seule la coopération militaire a cessé d’être. En octobre 2016, l’OTAN cherchait toujours à organiser une troisième réunion du Conseil OTAN-Russie (né en 1997).
Tout comme les gesticulations militaires russes, la politique de réassurance engagée par les États-Unis et l’OTAN au profit des pays de l’Est européens est restée souple, symbolique et mesurée. Rien de comparable, donc, avec la Guerre froide, ses milliers de charges nucléaires tactiques et les nombreuses manœuvres qui se déroulaient régulièrement des deux côtés du Rideau de fer et dans les océans de bordure. Néanmoins, la guerre hybride russe et le déni d’accès constituent de « nouveaux » challenges pour l’OTAN et l’UE, parallèlement à la montée des inquiétudes des pays de l’Est, nouveaux membres de l’Alliance atlantique.
Au-delà, se pose toujours la question de la prise de risque sur des théâtres extérieurs où les enjeux sont moins vitaux que ceux de la défense territoriale soutenue par la solidarité collective de l’OTAN et la clause d’assistance mutuelle inscrite dans le traité de Lisbonne.
L’Union européenne face à ce paysage particulièrement instable
Si la volonté du Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune est de renforcer la « politique européenne par l’approche globale », telle qu’inscrite dans la nouvelle stratégie de sécurité adoptée en juin dernier, bien des inconnues demeurent: marge de manœuvre donnée par les États dans un cadre restant intergouvernemental – les États restant les premiers responsables de leurs citoyens militaires ou civils envoyés sur le terrain – mais aussi les effets du Brexit sur les possibles avancées de l’Union en ces matières. Le départ des Britanniques pourrait favoriser la création d’un véritable quartier général européen de planification et de conduite des opérations et missions, le lancement de la coopération structurée permanente pour ceux qui veulent aller plus vite et plus loin et enfin le renforcement budgétaire de l’Agence européenne de défense (AED). Tous domaines où Londres a mis son veto durant bien des années. Mais, même sorti de l’UE, le Royaume-Uni restera « accroché » au territoire européen et sera probablement engagé comme partenaire tiers pour des missions et opérations qu’il estimera importantes pour sa propre sécurité, en sus de son poids au sein même de l’OTAN.
Toute la difficulté pour les autorités politiques est qu’un trop grand nombre de sacs mortuaires aura des effets négatifs sur le soutien aux opérations mais probablement aussi sur les résultats électoraux.
Mais les scénarios (2) sur l’avenir de l’Union européenne en matière de sécurité et de défense restent pluriels et la période faste de Javier Solana (Haut Représentant de 1999 à 2009) n’est plus d’actualité. À cela s’ajoute la question toujours renouvelée de l’acception de la prise de risque par les gouvernements européens sur les théâtres extérieurs. Toute la difficulté pour les autorités politiques qui ont souvent une aversion aux engagements (dernier recours, y aller à reculons, paliers dans l’escalade, priorité à l’arme aérienne avec tir à distance de sécurité) est qu’un trop grand nombre de sacs mortuaires aura des effets négatifs sur le soutien aux opérations mais probablement aussi sur les résultats électoraux. Tout dépendra également de la situation sécuritaire interne (homeland security) qui pourrait aussi provoquer une fuite en avant vers davantage de répression…
Michel Goya, spécialiste d’histoire militaire et enseignant à Sciences-Po Paris et à l’Institut de relations internationales et stratégiques, nous disait justement que « l’asymétrie des moyens militaires techniques est très largement compensée par l’asymétrie morale, entre ceux qui sont prêts à mourir et ceux qui ne le sont pas ». Le centre de gravité de Daech, c’est la motivation des djihadistes qui veulent fonder un ordre sacré, territorial, administratif et militaire bien enraciné dans le local, sur fond de brutalisation, d’exactions et de cruauté médiatisées. Parallèlement aux engagements militaires hors zone, c’est donc bien aussi l’idéologie qu’il faut combattre.
Généralement, le militaire se bat d’abord et avant tout pour son copain d’à côté. Beaucoup moins pour la patrie. Mais la notion de défense de la démocratie et des populations de son pays, y compris sa famille et ses biens, reste incontournable. C’est le bien-fondé de la cause dans un cadre même si le post-héroïsme devient prégnant.
Aujourd’hui, les civils paient un lourd tribut. En 2015, 150 personnes ont été tuées et 360 blessés en Europe par le terrorisme djihadiste. Et on compte déjà plus de 250 morts pour 2016. Mais rien que l’opposition séculaire entre sunnites et chiites provoque dix fois plus de victimes. En vérité, les civils sont l’enjeu principal et les villes constituent le champ de bataille dominant.
Les interrogations philosophico-militaires demeurent
Si la priorité des priorités est celle de la défense de sa propre nation et de ses populations et que le message de groupes terroristes porte sur l’association « frappes externes/terrorisme interne », il n’est pas impossible que certains pays renoncent et organisent le rapatriement de leurs forces en laissant les forces locales opérer. Actuellement, les forces occidentales en Irak sont majoritairement constituées de moyens aériens réalisant des frappes à distance de sécurité, de conseillers et de formateurs et de l’artillerie française à longue portée. La prudence reste de mise et la solidarité multinationale toujours fragile.
Toute la question est donc de savoir si, en rapatriant par prudence les hommes, on rapatrie en même temps cette épée de Damoclès invisible qui n’a assurément pas le même agenda que les capitales occidentales. À l’inverse, une défaite des djihadistes peut également entraîner en retour de ces éléments dans leur pays d’origine, les nôtres. Fameux sac de nœuds.
En fi n de compte, si la sécurité-défense n’est pas un sujet sexy pour bien des citoyens, les paroles de Léon Trotski restent pertinentes: « Peut-être la guerre ne vous intéresse-t-elle pas, mais la guerre, elle, s’intéresse à vous. » L’esprit de défense des valeurs européennes reste, d’évidence, à construire auprès de bon nombre de citoyens.
(1) Cf. André Dumoulin, « Crise russo-ukrainienne. Conséquences sur les politiques de défense OTAN, UE et de défense nationale », dans Sécurité & Stratégie, n°126, IRSD, Bruxelles, juin 2016.
(2) André Dumoulin, « Scénarios pour la Politique européenne de sécurité et de défense (PSDC) », Sécurité & Stratégie n°122/2, IRSD, Bruxelles, mai 2016.