Invité en octobre dernier à présenter une conférence sur l’état des droits de l’homme en Europe, Michael O’Flaherty, le directeur de la très officielle Agence de droits fondamentaux de l’Union européenne, posait le constat suivant: « Nous avons mis en place un cadre des droits de l’homme impressionnant […]. Mais aujourd’hui, pour la première fois, ce même système est remis en question, et c’est cela qui est effrayant. » Constat lucide ou trop alarmiste?
On pourra toujours tenter de se réconforter en pensant que, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe n’a jamais connu une période de paix aussi longue (à condition toutefois de ne pas placer les frontières de l’Europe trop à l’est). C’est incontestablement un succès majeur et un grand nombre d’instruments de protection des droits fondamentaux ont été signés depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Mais de nombreux droits sont aujourd’hui rognés, suspendus, voire remis en question. Depuis les attentats du 11 novembre 2001 et la guerre déclarée contre le terrorisme, des pouvoirs sans précédent en démocratie ont été confiés au pouvoir exécutif américain. Parmi ceux-ci, la mise en place d’une surveillance de masse généralisée, la détention illégale dans des camps militaires (Guantanamo ou des bases secrètes en Europe), l’usage de la torture ou encore la politique d’assassinats ciblés. En Europe également, le rouleau compresseur de la lutte contre le terrorisme, les vagues successives d’attentats et la crise économique ont pesé lourd sur les droits fondamentaux.
Des droits bafoués au nom de la souveraineté nationale
S’il ne faut pas sous-estimer les modifications profondes qu’implique cette guerre mondiale contre le terrorisme, une autre critique des droits de l’homme est en marche au nom de la souveraineté nationale. Bien avant le Brexit, les Britanniques se montraient très critiques envers la Cour européenne des droits de l’homme qui les a condamnés pour avoir voulu extrader des personnes qui risquaient la torture ou pour avoir suspendu un peu vite le roit de vote des détenus en prison. Toujours au nom de la souveraineté, le premier ministre hongrois Viktor Orbán a affirmé en 2014 que son projet était de construire une démocratie « non libérale », avec comme modèle revendiqué la Turquie, la Russie et la Chine. Grâce à une majorité de deux tiers au parlement, il a systématiquement muselé les contre-pouvoirs et adopté une série de mesures qui s’écartent de plus en plus des standards européens de protection des droits de l’homme, sans que cela entraîne de véritables réactions de l’Union européenne. Depuis un an, la Pologne a pris le même chemin et au vu des scores promis aux partis populistes qui essaiment un peu partout en Europe et dont les idées contaminent le discours public et les programmes de partis plus modérés, il n’est pas exclu que d’autres pays suivent.
Une triste question d’intérêts
Par ailleurs, même si ce n’est pas nouveau, il est toujours pénible de voir comment l’UE et les États membres n’hésitent pas à sacrifi er les droits fondamentaux sur l’autel de leurs intérêts immédiats. L’accord honteux avec la Turquie pour tenter de contenir les vagues de migrants en est un exemple. Les ventes d’armes à l’Arabie saoudite en sont un autre. Tout comme l’incroyable faiblesse des réactions européennes face au scandale de la surveillance américaine, dont les écoutes et interceptions ont touché jusqu’au plus haut sommet de la hiérarchie européenne. Les raisons en sont tristement simples: toutes les agences de renseignement européennes rêvent de pouvoir faire la même chose et, dans une moindre mesure, le font déjà. Et ces mêmes agences dépendent bien trop des renseignements que leurs « alliés » américains peuvent leur fournir grâce à ces outils pour se soucier du droit à la vie privée.
Une protection plus théorique que pratique
L’écart entre les intentions, la volonté affichée de défense des droits de l’homme et les actes est devenu
abyssal.
Le tableau est donc bien sombre. Mais le paradoxe, c’est que l’Europe et ses États membres n’ont jamais été engagés par autant de conventions de protection des droits fondamentaux. Et que les juridictions chargées de les protéger fonctionnent globalement bien. La Cour de justice de l’UE et la Cour européenne des droits de l’homme ont développé une jurisprudence très abondante sur des sujets aussi divers que le droit à un procès équitable, la liberté d’expression et d’association, la liberté de croire ou de ne pas croire, l’interdiction de la torture, la protection de la vie privée, l’interdiction de la discrimination, etc. Sur papier, la liste est impressionnante mais la pratique diffère quelque peu. D’une part, l’écart entre les intentions, la volonté affichée de défense des droits de l’homme et les actes est devenu abyssal. Le traitement réservé par l’UE aux migrants en atteste. D’autre part, les institutions européennes se montrent incapables – pour autant qu’elles en aient réellement la volonté – de faire respecter les valeurs fondamentales sur lesquelles l’Europe s’est construite. L’exemple de la Hongrie est fl agrant de ce point de vue. La combinaison de ces deux éléments sape la crédibilité et la légitimité de l’Union européenne sur la question des droits de l’homme.
Nouvelles pistes pour le respect des droits
Tout n’est heureusement pas aussi noir et certains tentent de faire bouger les lignes. Des discussions sont en cours au Parlement européen et au Conseil pour créer un mécanisme permanent de contrôle du respect des droits fondamentaux par tous les États membres. D’autres sont en cours sur l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’Homme, décidée par le traité de Lisbonne entré en vigueur en décembre 2009. L’impact de cette adhésion est énorme car toute personne (donc pas uniquement les citoyens européens) pourra désormais assigner des institutions européennes, comme la Commission, devant la Cour européenne des droits de l’homme et y demander réparation. Il s’agit d’une avancée majeure pour la protection des droits fondamentaux.
Alors, constat lucide ou alarmiste? Même s’il existe des raisons de rester optimiste, les vents sont globalement contraires aux droits fondamentaux. Le danger aujourd’hui serait de fragiliser la démocratie et les droits de l’homme au motif de vouloir les défendre. Et au-delà de cette recherche d’équilibre, c’est véritablement notre vision de la démocratie et de la justice mondiale qui est en jeu. Comme le relevait pertinemment Mireille Delmas-Marty, à défaut d’une justice mondiale efficace, c’est une police mondiale sans contrôle qui risque de s’instaurer. Pas sûr que les droits de l’homme en sortent gagnants.