Espace de libertés – Décembre 2015

« 2084 », la fin du monde libre


Arts
Dans la multitude des livres de la rentrée littéraire 2015, « 2084. La fin du monde » de Boualem Sansal avait retenu notre attention avant même sa sortie, par son titre et sa référence à peine voilée au chef d’oeuvre de Georges Orwell, « 1984 ». À la lecture de ce roman d’anticipation se dégage une critique aiguisée de l’islam et une réflexion sociopolitique ô combien ancrées dans la réalité du XXIe siècle.

« La religion fait peut-être aimer Dieu, mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. » Dès la première page, le ton est donné. Après avoir publié un essai, Gouverner au nom d’Allah: islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe (1), l’écrivain algérien Boualem Sansal s’attaque à l’islamisme par le truchement de la fiction littéraire… sans même citer l’islam, son dieu, son prophète, son livre ou ses rites une seule fois. Dans 2084, « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », la guerre est sainte et la femme enveloppée d’un « burniqab », toute ressemblance étant évidemment volontaire. L’Abistan étant aussi « le monde de Bigeye », le roman phare de Georges Orwell y est, en filigranes, omniprésent.

« Briser la chaîne qui amarre la foi à la folie et la vérité à la peur »

Au gré des pérégrinations d’Ati, trentenaire mécréant, obsédé par le mot « liberté » pourtant inconnu de lui, en proie au doute et en quête de réponses, Sansal nous emmène au coeur d’une dictature religieuse: « Non pas une dictature de “bricolage”, confi née aux pays de l’Orient (comme l’Iran ou l’Afghanistan), mais une dictature universelle, nourrie par un islamisme de type occidental, organisé, avec des têtes carrées, des infrastructures intellectuelles et industrielles, et qui s’appuie évidemment sur l’énergie et les moyens du monde musulman, explique l’écrivain. Au squelette de 1984, j’ai greffé certaines méthodes empruntées à Hitler et à quelques grands dictateurs, auxquelles j’ai ajouté, religion oblige, un zeste de surnaturel, tels ces êtres télépathiques qui captent les mauvaises pensées. » (2)

Sansal a une idée très précise de l’Abistan, le « pays des croyants », de sa religion d’État, le Gkabul, et de son système théocratique totalitaire, l’Appareil. De sa dissidence aussi, les fameux « propagandistes de la Grande Mécréance », les Renégats. Ainsi ce roman très fouillé regorge-t-il de descriptions –un peu trop peut-être sa première partie, au détriment de la narration?– tout en mettant le lecteur en haleine: où la pensée libérée d’Abi le mènera-telle?

Sansal, le frondeur

Avant de publier 2084, Boualem Sansal était déjà connu pour ses propos critiques envers toute forme de religion, et envers l’islam en particulier: « La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’islam. » (3)

Grand détracteur –par voie de presse, de romans et d’essais– du pouvoir algérien, celui qui fut haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie a été limogé en 2003. Autant dire que Sansal n’est pas en odeur de sainteté dans le pays où il est né et où il vit toujours. Mais contrairement à ce qu’il se dit à l’étranger, ses livres ne sont pas censurés en Algérie: on les trouve sans problème dans les librairies de sa capitale (4).

Avant Sansal et son 2084, Orwell – biens sûr– et les autres auteurs qui ont popularisé la dystopie (5) comme forme littéraire au début du XXe siècle ont poussé à leur paroxysme les inquiétudes et les traumatismes de leur temps: les deux guerres mondiales, le nazisme, le communisme et la technologie. L’écrivain algérien répond, lui, aux craintes de son temps: l’extrémisme religieux et a fortiori l’islamisme. Et ce, malgré un avertissement qui se veut rassurant: « Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle ».

 


(1) Paris, Gallimard, coll. « Hors série Connaissance », 2013, 164 p.

(2) Mariane Payot, « 2084. La fin du monde, le livre-choc de Boualem Sansal », mis en ligne le 31 août 2015, sur www.lexpress.fr.

(3)  Id., « Boualem Sansal: “Il faut libérer l’islam” », mis en ligne le 14 août 2011, sur www.lexpress.fr.

(4) « Boualem Sansal censuré en Algérie? », mis en ligne le 19 octobre 2015, sur www.huffpostmaghreb.com.

(5)  Ou contre-utopie, à savoir un roman d’anticipation dépeignant un avenir sombre.