Espace de libertés – Décembre 2015

Contre toute censure, toujours


Dossier
Quand l’État et ses représentants tentent de limiter la liberté d’expression artistique, la censure pour motif politique affecte les oeuvres, leur portée mais aussi le fonctionnement de l’espace public. Et quand la société civile en appelle à l’État pour frapper du sceau de l’interdit, la liberté et la démocratie en pâtissent lourdement.

Un jour, à l’issue d’un colloque, Antonin Liehm, merveilleux intellectuel tchèque fondateur de La Lettre internationale (1), attend son train dans une petite gare de Russie. Il entame une conversation avec une jeune ouvrière qui revient du travail et lit Anna Karenine de Tolstoï. Liehm y voit d’abord la confirmation de ce que beaucoup de gens ont souvent pensé et écrit: l’URSS n’était pas un pays libre mais elle avait cette qualité d’avoir donné une vraie culture aux classes populaires. Les gens ne perdaient pas leur temps avec des feuilletons à l’eau de rose, des chansons faciles, des films violents et des images pornographiques, ils lisaient les classiques. Pourtant, en parlant avec elle, Liehm comprend que l’ouvrière lit Anna Karenine comme elle lirait n’importe quel roman pour midinette. Elle y cherche essentiellement l’évocation du frisson amoureux. Tout ce qui différencie ce chef-d’oeuvre d’une banale histoire d’adultère lui échappe. Elle aimerait lire Delly mais Delly n’est pas autorisé. À défaut, elle lit Tolstoï comme si c’était Delly.

Le danger commence quand la société civile fait pression sur l’État pour obtenir que cette parole soit frappée d’interdit légal.

Une lecture conditionnée

Apparaît là un des effets les plus dévastateurs de la censure dans un régime totalitaire. Dans un tel régime, l’État ne se contente pas d’interdire certaines oeuvres. Il conditionne la lecture de toutes les oeuvres. Il limite à l’extrême le champ des interprétations autorisées. Les oeuvres sont par définition ouvertes. Elles se proposent à une infinité de lectures qui se renouvellent, s’enrichissent et se confrontent au fil du temps et des générations. Le principe d’un État totalitaire est au contraire d’imposer une grille de lecture unique. De ne laisser aucun espace pour la polysémie et pour la multiplicité des interprétations personnelles. La censure ne se contente pas de réduire le nombre d’oeuvres autorisées, elle réduit aussi considérablement la portée des oeuvres qui reçoivent son imprimatur. Elle les prend en otage et les enferme dans son idéologie. Les lecteurs ont accès à de grandes oeuvres mais sont mis en incapacité de les lire réellement.

Dans ce contexte, la lecture de l’ouvrière qui dévore Karénine comme un petit roman à l’eau de rose apparaît soudain comme une forme de résistance à l’idéologie totalitaire. Celle-ci n’accepte qu’une lecture réaliste socialiste du roman tolstoïen. En se laissant aller au trouble sentimental que suscite en elle la passion d’Anna, l’ouvrière s’écarte de cette vulgate et de son matraquage scolaire. Elle s’affirme comme individu contre la lecture que l’État tente d’imposer comme seule légitime. Nous nous étonnons avec Antonin Liehm qu’elle réduise le roman à une petite histoire d’amour, sans voir qu’elle refuse ainsi le discours officiel qui réduit le roman à un simple tract dénonçant les moeurs et les préjugés de l’aristocratie. Elle se réapproprie l’oeuvre que le régime a confisquée, la laisse entrer en résonnance avec ses propres sentiments et commence à rouvrir le champ des lectures possibles.

De l’impact sur l’espace public

La censure d’État opère une double mutilation. Elle interdit certaines oeuvres. Et ce faisant, elle interdit aussi certaines interprétations des oeuvres autorisées. Plus la trame des critères de censure est serrée, plus le nombre d’oeuvres rejetées est élevé et plus la lecture des oeuvres autorisées est rétrécie. La discussion sur les idées est d’office amputée et le fonctionnement de l’espace public en est affecté. En cela, la censure d’État est la seule véritable censure.

Quand le rectorat de l’ULB interdit la venue de Tariq Ramadan sur le Campus, il n’entrave pas le fonctionnement de l’espace public. Il affirme sa position. Position qui est librement discutée par tous. Les écrits et les vidéos de Ramadan restent accessibles à ceux qui veulent les consulter et d’autres institutions sont libres de l’inviter si elles le désirent. L’interdit du rectorat est de nature polémique. Il trace la  frontière du libre examen, et la défend contre ceux qui veulent la déplacer. Il n’empêche pas le débat, il lui donne une publicité plus large et tente d’y reconfigurer le rapport de forces.

Il en est de même quand Marcel Bozonnet, directeur de la Comédie-Française, déprogramme Peter Handke qui est allé, le 6 mars 2006, aux obsèques de Milosevic rendre hommage au principal responsable des crimes contre l’humanité commis pendant les guerres de Bosnie et du Kosovo. De beaux esprits l’accusent aussitôt de censure. Pierre Assouline va jusqu’à écrire: « L’attitude de Bozonnet est plus choquante que celle de Handke ». Dont acte. Mais Peter Handke n’est pas censuré. Peter Handke a le droit de s’exprimer et il s’exprime. Il dit ce qu’il a à dire. Il le dit bien, d’ailleurs. Il écrit ce qu’il veut. Librement. Il est publié dans les meilleures maisons, joué sur les plus belles scènes. Et Bozonnet a le droit de ne pas inviter dans son théâtre un monsieur qui dit ce qu’il dit, même s’il le dit bien. C’est une lutte idéologique au sein de la culture, au sein de la société civile, au sein de l’espace public. Ce n’est pas l’État qui interdit ou limite le débat. Qui le contraint, le muselle, le fausse. Ce sont au contraire les forces en conflit au sein de la société qui s’affrontent publiquement. C’est l’exercice même de la liberté et de la démocratie. Et le ministre de l’époque, Renaud Donnedieu de Vabres, qui prend pourtant ouvertement parti pour Handke contre Bozonnet, se sent néanmoins obligé de rappeler publiquement ne pas vouloir « interférer » dans ses choix de programmation et « comprendre et respecter [sa] position de citoyen ».

La société civile au service de la censure?

Le danger n’est pas que telle ou telle partie de la société civile refuse de donner la parole à ses opposants dans ses propres lieux de parole. Le danger commence quand elle fait pression sur l’État pour obtenir que cette parole soit frappée d’interdit légal. Alors la loi cesse de protéger la liberté d’expression par l’exclusion de l’appel à la discrimination et à la violence, à l’injure et à la calomnie, pour s’en prendre aux opinions elles-mêmes. Ce faisant, elle désarme la société civile qui, par faiblesse, en a fait elle-même la demande.

Si le négationnisme est un délit, il devient calomnieux de qualifier de négationniste toute personne qui n’a pas été condamnée comme négationniste par un tribunal. Pierre Mertens en a fait l’expérience, attaqué par Bart de Wever pour avoir, dans le journal Le Monde, traité de négationniste sa critique des excuses de la ville d’Anvers à propos du rôle joué par ses policiers dans la déportation des Juifs durant l’occupation. Ainsi, le tribunal confisque le débat public et l’interdit là où il devrait s’exercer, interdiction qui, in fi ne, ne profite qu’aux adversaires de la démocratie. C’est pourquoi il ne faut accepter aucune censure, même inspirée par  les meilleures intentions.

 


(1) Revue littéraire européenne simultanément publiée en français, en tchèque, en italien et en allemand.