Espace de libertés – Décembre 2015

Un despotisme esthétique en démocratie?


Dossier
Les discours sur la censure, économique aussi bien que policière, analysent souvent son exercice, mais peu sa logique et la nature des demandes de censure. Le cas de la censure des oeuvres d’art montre la complexité du phénomène, surtout quand des politiques et des spectateurs en appellent à elle.

On n’en finirait pas de citer, pour notre époque, les cas de censure. Cela étant, afin de mieux cerner le propos philosophique à venir ci-dessous, visant à mettre au jour les flèches de telles sanctions, limitons-le par deux biais: en le centrant spécifiquement sur les prohibitions d’oeuvres d’art et en le bornant aux sociétés démocratiques. Ceci afi n de ne pas avoir à parler, indistinctement, du procès de Véronèse et des photographies de Larry Clark, de l’iconoclasme et de l’exposition d’ »art dégénéré » organisée par les nazis, de la vidéo condamnée de Mounir Fatmi (Villa Tamaris, 2014) ou de la haine de la culture désormais évidente dans certaines municipalités françaises.

Toutefois, avant de le contenir ainsi, il convient encore de préciser que le blâme qui exécute des oeuvres d’art ne coïncide pas avec le flétrissement de la liberté de publier ou de communiquer des idées. La liberté d’expression participe de l’institution démocratique, que l’on pense à la liberté de la presse, par exemple, ou à l’expression sur Internet. Ce qui, de cette liberté-là, et des armes cachées sous les dentelles noires des écrits, est mis en question par la censure est, simultanément, un espace public qui ne peut pourtant se déployer qu’au contact réciproque des uns et des autres, l’égalité politique et les garanties de l’État moderne. Il importe évidemment de contrer cette censure aux paroles suppliciées. Et plus encore, de se méfier des effets de censure par lesquels un discours, un mot, une admonestation ne peuvent plus être discutés dans l’espace public, parce que nul n’ose plus s’aventurer à parler.

Ayant eu, ainsi que nombre de ses collègues, à pâtir de la censure, certes monarchique, le philosophe Immanuel Kant, dans Le conflit des facultés, argumente: à la liberté de penser s’oppose la contrainte civile. Mais on dit parfois que la liberté de parler ou d’écrire peut être ôtée par une puissance supérieure, non la liberté de penser. Or penserions-nous beaucoup si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun, avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres? On doit donc dire que cette puissance extérieure qui  enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser. Nulle raison sinon échangée!

Culture censure liberté d'expressionPolice esthétique

En revanche, et afin de prolonger les débats entamés dans notre Abécédaire des arts et de la culture (1), censure pour censure, la précédente ne doit pas être confondue avec la police esthétique des oeuvres d’art. Non par privilège, mais par différence. Les deux champs se sont construits diversement. Le second concerne des biens symboliques non directifs, à postulation d’universalité. Cet autre blâme, qui transforme les oeuvres d’art en cibles et les fait disparaître de l’approche envisageable par des spectateurs/trices, nie par conséquent d’autres choses.

Son animadversion nie le processus de construction historique d’oeuvres qui, en devenant autonomes, se sont dégagées simultanément des systèmes d’expression dont le mode est adapté à tel sujet. Les oeuvres d’art sont devenues des objets, des gestes, des manières de partager le sensible décalées par rapport à l’idée de message, intransitifs par rapport à des fins immédiates et la communication.

En exerçant une censure, le despotisme esthétique nie aussi –par procès, par destruction, par agression de l’artiste–, dans les arts désormais d’exposition incluant par retour les oeuvres de culte muséifiées, l’art même qui arrête l’attention sans finalité et propose, dans une adresse indéterminée à n’importe qui, des scènes dépassant les regardeurs. Il le nie d’autant qu’on ne peut même plus dire que la liberté de créer existe si on lui ôte la liberté d’exposer.

Une saison dans l’enfer des trois griefs courants de censure –la politique, le sexe et la religion (sécurité, obscénité, blasphème)– montre que ce pouvoir nie encore l’égalité esthétique. Il a peur du sensible qui pense. Il mue alors une indignation, susceptible de discussion, en vertu d’une césure cinglante: en censurant, dit-il, nous épargnons aux autres un spectacle que nous nous réservons, en dépositaires privilégiés de la lucidité sur les oeuvres!

La voix du censeur

Enfin, au plus fort, la censure vise moins l’oeuvre que ce que le censeur suppose des « incapacités » du public. Que dit-il? Les citoyennes et les citoyens doivent rester mineurs et à leur place! Moi, le censeur, je sais ce qui est bon pour eux, et je peux préjuger de l’effet dégradant de l’oeuvre sur un public! Je décide de la culture des spectateurs des arts! Ce n’est évidemment pas le pari de la démocratie, qui considère les citoyens majeurs dans l’égalité des intelligences. Le censeur méprise les citoyens. Il se pose en tuteur à leur égard et, au lieu d’affûter des arguments, il s’entend, en inspirant la crainte du danger d’une recherche personnelle, à bannir tout examen pour cause d’impression susceptible d’être produite sur les esprits.

En niant l’autonomie de l’art, la propriété de l’exposition à arrêter l’attention de n’importe quel(le) spectateur/trice et à instaurer une mise à distance  du monde quotidien ou du monde politique, en invoquant des motifs labiles et en supprimant l’accès à l’exercice du jugement, le despotisme esthétique en démocratie fait la démonstration de ce qu’exige la subordination au consensus, notamment, de nos jours, face à l’art contemporain. Du consensus, le philosophe Jacques Rancière, dans Aux bords du politique (2), précise en effet: son essence n’est pas la discussion pacifique et l’accord raisonnable opposés au conflit et à la violence. Le consensus annule le dissensus et se réduit à la police.

La police esthétique fait croire que le regard (ou l’audition) spectatorial doit correspondre à la stricte reconduction d’une valeur expressive ou communicationnelle du sens des oeuvres. Elle suspend l’artisticité, refuse de concevoir un spectateur critique de ce qu’il voit ou entend, veut contrôler son imaginaire afin d’éradiquer toute puissance de métaphore. Et effectivement, le rapport à l’oeuvre se produit plutôt comme une disruption dans la continuité d’un sens présupposé. On comprend que cela inquiète.

Contrer les deux censures parallèlement est nécessaire. Mais la/le spectateur/trice résiste aussi autrement. Parfois, il contourne: I would prefer not to…! Il lui arrive aussi d’affirmer ouvertement la puissance pensante du sensible.

 


(1) Christian Ruby, Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éditions de l’Attribut, coll. « Culture & société », 2015, 232 p.

(2) Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Folio, coll. « Folio Essais », 2004.