Espace de libertés – Décembre 2015

Censure : de la transgression à l’intolérance


Dossier
L’extension du terme de « censure » au-delà de son acception initiale est symptomatique d’une toujours croissante intolérance à la censure.

Plus que les phénomènes de censure, ce qui prévaut à l’heure actuelle sont les protestations contre la censure. Elles peuvent viser non seulement des interdictions de publication édictées au nom de l’État (c’est le sens strict du mot « censure »), mais aussi des restrictions de présentation au jeune public, des demandes d’interdiction faites par des particuliers à travers des associations, ou encore des procès en diffamation.

La jurisprudence fait état d’une tolérance supérieure aux infractions pour peu qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’oeuvres de fiction

Franchir le Rubicon éthique et moral

À l’intérieur du cadre juridique imparti par la loi à la liberté d’expression (à la fois garantie par principe et cadrée par les lois interdisant l’insulte et la diffamation, l’incitation à la haine raciale, la diffusion d’images pédophiles, etc.), le cas des oeuvres d’art face à la censure est particulier. En effet, sans aller jusqu’à revendiquer, comme le font certains, une « impunité juridique » pour les oeuvres d’art, la jurisprudence fait état d’une tolérance supérieure aux infractions pour peu qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’oeuvres de fiction –littéraires, cinématographiques, etc. Le cas est encore plus flagrant dans l’art contemporain, où les infractions sont devenues courantes, conformément à sa logique transgressive, qui entraîne le jeu systématique avec les frontières de l’art tel que le définit le sens commun, puis avec les frontières du musée, de l’authenticité, de la morale et, enfin, de la loi: atteintes aux oeuvres d’art (vandalisme), à la propriété (vol), aux personnes (coups et blessures), à la vie privée ou encore, plus généralement, à la définition juridique de l’originalité.

En matière de cinéma, la transgression majeure relève de la morale sexuelle. La question de la censure, gérée en France par une commission d’État, y est intimement liée à la question de la classification selon les genres: la catégorie des films classés « X » renvoie sans équivoque au genre pornographique, sans que cela suscite de notables protestations. Les problèmes apparaissent lorsqu’un film prétendant à la dignité d’oeuvre d’art – un film susceptible d’être catalogué dans le genre du « cinéma d’auteur »– se voit relégué dans le genre pornographique.

La littérature aussi est devenue, dans la dernière génération, un lieu privilégié d’expérimentation des limites juridiques, dans le domaine soit de la morale sexuelle, soit du respect de la religion (laquelle n’est pas protégée, en droit français, contre le blasphème, qui n’est pas un délit –seul le trouble à l’ordre public pouvant éventuellement être invoqué), soit encore de la protection de la vie privée, avec la montée en puissance du genre de l’ »autofiction », c’est-à-dire la mise en scène d’éléments autobiographiques dans les cadres narratologiques du roman.

La création est libre… et la diffusion?

En octobre 2015 a été votée au Parlement français une loi dont l’article premier stipule que « la création artistique est libre ». Étrangement, cet article n’avait aucune nécessité juridique puisque, de fait, rien jusqu’alors n’interdisait à quiconque de créer ce qu’il voulait, seule la diffusion au public étant juridiquement encadrée par les lois limitant la liberté d’expression. Mais ce qui se profile derrière cette décision, c’est la volonté d’assurer la liberté non seulement de la création artistique mais de sa diffusion –au risque, cependant, de se priver de tout moyen d’action contre des oeuvres incitant à la haine raciale ou à la pédophilie, pour peu qu’elles se revendiquent d’une impunité qui serait accordée par principe à toute oeuvre d’art, donc à tout artiste.

Cet épisode est symptomatique du phénomène d’augmentation non pas des  cas de censure mais, bien plutôt, de sa forte délégitimation: phénomène dont témoignent les virulentes protestations, soutenues par des groupes de pression (telle la Ligue des droits de l’homme) contre toute tentative de restriction de la liberté de diffusion en matière artistique. Or, il faut se garder de l’illusion selon laquelle ces affaires seraient le symptôme d’une montée de la censure et, avec elle, d’une intolérance accrue aux transgressions. Bien au contraire, il faut y voir –étant donné la logique de plus en plus transgressive des propositions artistiques– une augmentation des infractions, réelles ou potentielles; de sorte qu’en comparaison, les réactions de défense de la loi apparaissent comme bien légères.

Une question d’intolérance

Bref, ce n’est pas l’intolérance aux transgressions qui est le phénomène marquant, mais l’intolérance à la censure, autrement dit la sensibilité à l’interdit et, corrélativement, la délégitimation de la loi. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre à l’art actuel mais concerne notre société tout entière, où l’on tend à valoriser la liberté individuelle contre l’ordre social, la critique contre le consensus, l’anormalité contre la norme, voire la transgression contre le respect des règles. De cette tendance générale, l’art est devenu un puissant révélateur.

Cette intolérance à la censure croît historiquement avec l’autonomisation de l’expression artistique : l’idée que l’art ne doit obéir qu’à des enjeux qui lui sont propres et non pas à des conventions d’ordre moral, économique, politique, etc. Déjà, le procès contre Gustave Flaubert à propos de Madame Bovary témoignait non seulement des résistances morales et juridiques à la représentation littéraire de l’adultère dans la société contemporaine de Flaubert, mais aussi de la capacité des écrivains et des esthètes à accepter cette représentation comme légitime pour peu qu’elle soit portée par l’éthique de « l’art pour l’art ». Aujourd’hui, l’autonomisation de l’art contemporain, donc la fermeture du milieu sur lui-même, rend ses protagonistes peu réceptifs aux réactions des profanes, qui suscitent chez eux un étonnement et une incompréhension analogues à l’étonnement et l’incompréhension que suscitent chez les spectateurs certaines propositions artistiques.

L’artiste a-t-il tous les droits et, par conséquent, la censure est-elle toujours illégitime? Si la réponse demeure encore négative, l’étonnant est qu’une telle question puisse être posée. Car quelle autre catégorie sociale pourrait en faire l’objet sans susciter la stupéfaction, dans une société démocratique qui a aboli depuis plus de deux siècles les privilèges aristocratiques?