Voisine d’une Somalie déstabilisée par l’extrémisme religieux, d’un Sud-Soudan chrétien ayant récemment fait sécession de son nord musulman après des années de con it et d’une Érythrée persécutant ses minorités religieuses, l’Éthiopie a évité, au l de son histoire, l’éclatement d’un conflit majeur entre les diverses religieuses coexistant sur son territoire. Comment expliquer cette stabilité?
L’Éthiopie a longtemps été associée à un État chrétien dans l’imaginaire occidental. Or, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique est avant tout une mosaïque de langues, de peuples et de religions qui –chose rare dans la Corne de l’Afrique– n’a pas connu de troubles internes majeurs depuis près de 25 ans. Ce pays fait d’ailleurs of ce de barrière contre l’islamisme et participe à la lutte contre les djihadistes en Somalie dans le cadre de la mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM). Mais si l’Éthiopie fait figure d’exception, cela est aussi dû à certaines spécificités de sa construction étatique, ainsi qu’au processus de fédéralisation voulu depuis 1991.
L’Éthiopie occupe en outre une place particulière dans l’histoire des relations entre islam et christianisme en Afrique.
Une longue mixité religieuse
L’Éthiopie, où les trois grands monothéismes cohabitaient jusqu’à la migration vers Israël des juifs Bétä Esraél, est une puissance majoritai- rement chrétienne, comptant environ 60% de chrétiens, près de 34% de musulmans et une petite minorité adepte de religions traditionnelles. Si ce type de répartition se retrouve dans d’autres pays africains, l’Éthiopie se démarque cependant par plusieurs aspects.
En premier lieu, par le caractère profondément endogène de ses religions: le pays, connu comme le berceau de l’humanité, est également un berceau de la chrétienté. Il fut ainsi, au IVe siècle, le second royaume à être christianisé au monde après l’Arménie. L’Église en Éthiopie remonte à l’époque des apôtres, quand Philippe baptisa un Éthiopien. Le pays a depuis su préserver une forme originale de christianisme orthodoxe au fil des siècles. La région éthiopienne est également l’endroit où l’on retrouve certains des plus anciens sultanats au monde, tandis que la ville de Harar est considérée comme la quatrième ville sainte de l’islam.
L’Éthiopie occupe en outre une place particulière dans l’histoire des relations entre islam et christianisme en Afrique. Leurs relations sont anciennes, l’islam étant lui aussi ancré de longue date dans le pays, les premiers disciples du Prophète y ayant trouvé refuge en 615 alors qu’ils étaient persécutés par les autorités polythéistes de La Mecque après que Mahomet leur a raconté qu’il y avait en Éthiopie un roi juste « qui n’opprime personne ». Les commerçants diffusèrent l’islam depuis la côte à partir du VIIe siècle, qui acquit un fort caractère indigène au l de sa progression.
Les Bétä Esraél ont quant à eux vécu pendant des siècles au nord de l’Éthiopie, mais leur nombre s’est considérablement réduit depuis les opérations de rapatriement en Israël, organisées dans les années 80 et 90. Alors qu’en 2009 les juifs éthiopiens étaient plus de 100 000 en Israël, on n’en compte à présent qu’un tout petit nombre en Éthiopie.
La cohabitation au fil des structures étatiques
En se penchant sur la géographie des religions en Éthiopie, on peut être frappé par leur nette délimitation en trois blocs, entre un Nord majoritairement chrétien, un Est musulman et des provinces méridionales partagées entre protestantisme et religions traditionnelles. Il serait pourtant trompeur de réduire les religions éthiopiennes à cette répartition, tant les situations de coexistence sont nombreuses, en particulier dans les zones les plus peuplées du pays.
En Éthiopie, les divisions religieuses sont spatiales et historiques. Seul pays d’Afrique à n’avoir jamais été colonisé, ses frontières actuelles ne découlent pas du découpage colonial, mais de l’uni cation progressive de plusieurs territoires. L’État moderne fut construit par les empereurs à travers l’expansion, dès le XIXe siècle, d’un royaume chrétien et l’intégration de territoires périphériques. Pour consolider la nation dans ce nouveau contexte étendu, les empereurs avaient besoin de la participation de tous les Éthiopiens, y compris celle des communautés récemment intégrées (1). En conséquence, la tolérance était privilégiée. Sous l’Ancien Régime, le sort des musulmans et des juifs n’était peut-être pas l’égalité complète (ces derniers n’ayant pas accès à la terre), mais il était plus favorable que celui des dhimmi des pays arabes: il leur était ainsi possible de changer de religion sans encourir la peine de mort.
La chute de l’empire et l’arrivée au pouvoir du comité militaire du Derg en 1974 furent initialement accueillies positivement par les musulmans et de nombreux groupes sociaux frustrés. Le Derg avait pro- mis de traiter tous les Éthiopiens de façon égale, quelle que soit leur reli- gion, et reconnu les fêtes religieuses musulmanes. L’idéologie marxiste dure adoptée par le régime en 1977 changea toutefois la donne et une répression s’abattit sans distinction sur toutes les religions.
En 1991, le renversement du Derg par le FDRPE (2) opéra un tournant majeur à travers la mise en place d’un régime politique ethno-fédéral visant à prendre en compte les différents héritages constituant l’ensemble éthiopien. La nouvelle Constitution, adoptée en 1994, reconnaît la liberté de religion pour tous, faisant des Éthiopiens musulmans des citoyens à part entière au sein d’une société pluraliste, tandis que la visibilité des musulmans a considérablement augmenté dans la sphère publique.
La décision d’accorder aux États régionaux une autonomie dans la gestion de leurs affaires internes a permis une renaissance culturelle et religieuse au sein du pays, tout en ouvrant la porte à de nouveaux défis.
Ancienne problématique et nouveaux enjeux
Au-delà des catégories, les appartenances religieuses sont très changeantes en Éthiopie. Aucune barrière sociale ne fait obstacle aux changements confessionnels et on s’y marie entre chrétiens et musulmans. Le pays est de plus parsemé de zones très mélangées, où musulmans et chrétiens venant de milieux ethnolinguistiques variés se côtoient. Cet essaimage des communautés religieuses à travers les cultures et les régions apporte un facteur additionnel de stabilité.
L’Éthiopie est confrontée à une modification rapide de son paysage religieux, notamment due à l’influence de religions transnationales bien financées.
L’Éthiopie est cependant confrontée à une modification rapide de son paysage religieux, notamment due à l’influence de religions transnationales bien financées, qui causent l’apparition de tensions sectaires inédites dans le pays. Les Églises pentecôtistes sont en effet en plein essor, et leur dynamisme est tel qu’elles ont évincé l’Église catholique, pourtant bien implantée au Sud. On doit même à ces Églises l’émergence d’un troisième pôle religieux qui rivalise avec les foyers chrétiens du Nord-Ouest et le pôle musulman oriental, au point d’effrayer une partie de la population, méfiante envers ces Églises « étrangères ».
À l’instar de nombre de pays d’Afrique, les musulmans d’Éthiopie sont également confrontés à de nouveaux courants wahhabites et salafistes, fondamentalement antagonistes par rapport à la culture musulmane locale, et à l’influence de pays du Golfe et du Maghreb qui financent la construction d’écoles coraniques et y envoient des prêcheurs tenant des discours radicaux. Ce phénomène a été à l’origine de tensions, notamment en Ogaden où vivent de nombreux réfugiés fuyant les désordres de la Somalie, et où la communauté somali d’Éthiopie a parfois été instrumentalisée par le groupe terroriste Al-Shabbaab contre Addis-Abeba. Il faut cependant noter que l’autonomie accordée à la région dans le cadre du « fédéralisme ethnique » a contribué à la stabiliser en y permettant à toutes les identités de s’exprimer, et a notamment stimulé la création d’une identité éthiopienne-somali, distincte des Somali de Somalie ou du Kenya.
À travers l’histoire de l’Éthiopie, les identités ethniques, linguistiques et régionales ont été aussi déterminantes que celles qui relevaient de la religion. Alors que le processus de fédéralisme est désormais stabilisé, le gouvernement, conscient de la nécessité d’adopter une approche inclusive pour les besoins du développement, encourage actuellement le dialogue communautaire et inter- religieux en offrant un cadre soutenant les traditions de tolérance du pays. Un positionnement que l’on espère durable.
(1) Gérard Prunier et Éloi Ficquet (dir.), Understanding contemporary Ethiopia, Londres, Hurst Publishers, 2015, p. 99.
(2) Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien.