Espace de libertés – Décembre 2015

La contre-hégémonie collaborative à venir


Entretien

L’entretien d’Olivier Bailly avec Matthieu Lietaert

Un rendez-vous avec Matthieu Lietaert, c’est échanger des mails écrits comme des tweets, #sivousvoyezcequejeveuxdire. C’est recevoir trois SMS en 10 minutes pour prévenir une arrivée en Villo! avec 8 minutes de retard. C’est rencontrer une version 2.0 du Doc de « Retour vers le futur »: les cheveux à la fête, le regard allumé, toujours tourné vers demain. Échanges tutoyés avec l’auteur de « Homo Cooperans 2.0 ».

Espace de Libertés: Dans ton livre, tu évoques deux mondes de la coopération.

Matthieu Lietaert: Il y a dans l’idée de coopération quelque chose qui est perçu comme « Bisounours ». Mais ce n’est pas le cas. Ceux qui tirent cette économie sont tout sauf cela. Le paradigme se modifie, mais si nous ne créons pas notre structure qui gère notre collaboration, cela va nous échapper. Mais on sent une effervescence. NewB, BeesCoop, et d’autres sont dans les startingblocks. Tout le monde s’échauffe. Une opportunité va naître.

Tu ne condamnes pas vraiment les ogres de la coopération, type Airbnb.

Non. Je n’ai pas envie de condamner des personnes qui ont créé une bonne idée et se font de l’argent dessus. Depuis des centaines d’années, on place ce genre de démarches sur un piédestal. Ils vont vite, mais ne font que répéter le système qui nous entoure. Je n’espère pas non plus de ces startups une sorte de recette qui apporterait une solution. C’est à nous de créer les structures de nos échanges.

On parle de collaboration, mais il s’agit surtout de supprimer des intermédiaires entre individus. C’est ça, la nouvelle coopération?

Cela fait entre cinq et dix ans qu’on a commencé cette nouvelle culture Internet. Elle ouvre un champ d’expérimentation. C’est vrai qu’il y a une forme d’hyperindividualité dans ces échanges. Mais en même temps, l’aspect social, de rencontre, est réel. J’ai dû faire 50 échanges d’appartements depuis trois ans. Ma perception de l’autre a changé. On se fait confiance quelques jours. Et cela marche. Évidemment, il faut créer un cadre pour ces échanges. Le politique devrait organiser les règles du jeu. Mais il va le faire de manière légère.

Pourquoi?

Le politique est la plupart du temps réactif. Il attend que des types descendent en rue pour réfléchir à l’impact de cette nouvelle économie. Amsterdam a mis un cadre minimal. Mais il y a moyen d’aller beaucoup plus loin. Une plateforme pourrait englober ces nouvelles pratiques, faire de Bruxelles un cadre expérimental et emblématique pour tester les développements possibles. Mais comme me l’a dit un parlementaire bruxellois, les gouvernements veulent bâtir de grosses structures, des chaussées, du lourd. Sans pression, ils ne bougeront pas.

Tu cites puis réfutes ce que le philosophe Byung-Chul Han appelle « la marchandisation totale de la vie », à savoir l’argent qui se glisse jusque dans nos relations amicales et affectives.

Cela fait 40 ans depuis Thatcher que notre société pousse tout vers la marchandisation, y compris les liens sociaux. Mais des plateformes proposent d’autres visions. FreeCycle, Couchsurfing, etc. offrent des échanges gratuits. Tout n’est pas dicté par le profit. Un monde parallèle se développe. C’est un embryon de changement et c’est à nous de développer le bon côté de l’outil.

N’y a-t-il pas un entre-soi inévitable de bobos ultraconnectés?

Aujourd’hui, c’est vrai. Mais les gens vivent Internet depuis 15 ans. Nous sommes à l’ère de l’alphabétisation du web. On l’utilise pour nos mails, Facebook et Google, mais on va apprendre à se connecter et échanger de manière intelligente. Chacun pourra apprendre à utiliser ce système pour mieux s’en sortir. Ce sera une réalité d’ici 5 à 10 ans. Je ne crois pas que la classe sociale dominante aujourd’hui sera la même que sur Internet, mais il y aura sans doute besoin que des structures accompagnent cette évolution.

Tu évoques aussi une vraie lutte interne idéologique dans la coopération. On a pourtant l’impression d’un milieu avant tout très pragmatique.

C’est le point fondamental de mon livre. Pour moi, tout est idéologique. Il y a une lutte d’idées à tout moment pour aller dans un sens ou un autre. Dans la OuiShare Fest (un festival de trois jours sur l’économie collaborative, NDLR), j’ai vu des gens sortant des écoles de commerce qui préparent les nouveaux Uber. Mais à côté d’eux, des personnes développent des plateformes de services gratuits en open source. Pourquoi ces deux mondes sont-ils ensemble dans le même lieu? Parce qu’ils font partie d’un même changement, d’un mouvement et l’un profite de l’autre. À la fois, ils ont besoin que chacun expérimente ce nouveau monde mais ne se retrouvent pas d’accord sur l’idéologie de leurs démarches. C’est une lutte très forte.

Uber dégageC’est là que se construit cette contre-hégémonie que tu reprends de Gramsci? Elle qui demande de tisser des liens avec des fractions amies dans les institutions a priori ennemies?

Cela dépend. Uber ne construit pas la contre-hégémonie parce qu’il utilise des services propriétaires. On utilise sa plateforme et l’entreprise tire profit de nos propres collaborations. Cambio, c’est autre chose, par exemple. Ils veulent être viables, pas rentables. Ils visent une meilleure mobilité dans la ville. Ils créent de nouveaux services. Là, je vois plus un exemple de contre-hégémonie. Ils vont parler avec la Stib, avec le gouvernement, avec des businessmen que des militants n’iraient pas rencontrer. Pour trouver des solutions, ils ne se mettent pas de barrière vis-à-vis de certains acteurs. La contre-hégémonie nous amène à arrêter de travailler dans notre zone de confort. Il faut faire des choses avec des partenaires qui ne voient pas le monde comme nous.

La taille n’est-elle pas l’ennemie de la coopération?

Je n’ai pas de réponses. On ne connaît pas de « gros » acteurs qui n’ont pas perdu la finalité première pour la maximalisation des profits. La taille amène un mécanisme de gestion qui s’approche d’une multinationale. Mais si on crée des entités économiques coopératives qui doivent maintenir un autre objectif que la rentabilité, on peut garder l’idée de grandir, mais moins vite. Et différemment. L’utopisme permet de regarder très loin, d’avoir un cap, inatteignable. Une sorte de boussole. Et chacun a aujourd’hui besoin de ces utopies pour s’identifier à sa banque, son magasin. La motivation pour nous tourner vers quelque chose d’autre que le profit se trouve là. Et la lutte idéologique aussi. À chaque choix stratégique d’un projet, la question du cap se pose.

Un des problèmes reste le financement des organisations collaboratives.

Oui. Si on veut sortir l’économie collaborative du monde des prototypes, il va falloir trouver du capital. Il est important de créer ces structures qui vont générer de l’argent, des bénéfices qui pourront être réinjectés dans le développement de nouvelles structures. À côté des mastodontes du partage, le monde de l’économie collaborative parallèle a beaucoup de difficulté à générer de l’argent. C’est plus lent. Il fonctionne avec du bouche à oreille. Ma mère, quand je lui parle de ces enjeux, ne comprend pas forcément de quoi je parle, mais me répète: « Change le monde tant que tu veux, mais le jour où ton projet ressemblera à un arbre avec des fruits mûrs, tu n’auras plus besoin de parler. »

Et?

Et il est aujourd’hui possible de planter cet arbre. On relance un vent d’espoir, de courage. Je suis optimiste. Le modèle de l’Ancien Monde date de 1927. Il a avancé dans l’ombre de 1930 à 1973 face à Keynes. Puis il y a eu le choc pétrolier et von Hayek (promoteur du libéralisme, NDLR) est devenu Nobel en 1974. Dès les années 80, ses idées se sont imposées. Mais depuis 2000, un autre monde pointe, il peut encore avancer dans l’ombre pendant 20, 25 ans. Il nous faudra sans doute un choc externe pour nous tourner vers une autre idéologie. Nous sommes en plein milieu de l’expérimentation.