En revendiquant la limitation de la liberté d’expression pour des motifs religieux, d’aucuns prétendent faire de la religion un sujet de droit, auquel serait dû le respect. Glissement dangereux, s’il en est.
Le terme « censure » trouve son origine dans une institution de la Rome antique, où les « censeurs » étaient ces magistrats chargés d’établir tous les cinq ans le nombre de citoyens et d’exclure de leurs listes ceux considérés comme de mauvaises moeurs. Dès le Moyen Âge, l’Église catholique en devient l’un des principaux artisans, par le biais du contrôle important qu’elle exerce sur la vue culturelle, et particulièrement sur l’enseignement. L’apparition de l’imprimerie va venir compliquer la tâche de l’Église, et donner naissance, en réaction, à l’index, ou plutôt, dans un premier temps, aux index, puisque chaque Inquisition – celle d’Espagne, celle du Portugal, celle de Venise– publie son Index librorum prohibitorum. C’est en 1559 qu’apparaît le premier index romain, valable pour toute l’Église catholique.
La liberté d’expression (artistique), entre protection et attaques
Il faudra attendre 1789 pour que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen consacre le droit de « ne pas être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (article 10) et proclame que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire et imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » (article 11). Un droit qui sera réaffirmé en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 19): « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
Pourtant, aujourd’hui encore, la censure religieuse s’exerce tous les jours. Selon Reporters sans frontières, les journalistes et les blogueurs en font les frais dans près de la moitié des pays du monde, certains punissant même de mort les propos jugés insultants envers la religion. Parmi les plus intransigeants figurent l’Iran et l’Arabie saoudite.
Critique des religions: la tentation de l’autocensure
Plus près de chez nous, dans les semaines qui ont suivi l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, nombre de personnalités ont pris publiquement fait et cause pour une (auto-)limitation de la liberté d’expression afin de ne pas froisser les sentiments religieux. À les en croire, il fallait éviter de tomber dans la provocation ou le mauvais goût, et veiller à faire un usage « raisonné » de la liberté d’expression.
Et pas une semaine ne se passe sans qu’un nouveau cas de censure soit relayé par les médias ou les réseaux sociaux.
Chacun connaît Raif Badawi, ce blogueur saoudien emprisonné depuis juin 2012 pour « apostasie » et « insulte à l’islam ». Il a été condamné à dix ans de prison, mille coups de fouet et une amende d’un million de rials saoudiens (230.000 euros), ou Waleed Al-Husseini, réfugié en France après avoir été emprisonné et torturé durant de longs mois en Palestine pour avoir proclamé son athéisme. Mais les tentatives de censure pour motif religieux ne s’exercent pas uniquement en pays musulman, même si elles prennent rarement des formes aussi institutionnelles et violentes en Europe occidentale. Ainsi, à Paris, le directeur du théâtre du Rond-Point sera tout prochainement jugé pour provocation à la haine envers les catholiques. Son crime? Avoir présenté en 2011 la pièce Golgotha Picnic, une pièce mettant en scène un Jésus fou, et de ce fait jugée blasphématoire et christianophobe. Les plaignants sont issus de la mouvance intégriste catholique, en l’occurrence l’Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne).
Idées et sujets sur la balance des droits
On pourrait multiplier les exemples, mais l’essentiel demeure: si la liberté d’expression est un droit désormais consacré, elle n’en reste pas moins régulièrement mise en cause, tout particulièrement lorsqu’elle s’en prend à des éléments considérés comme sacrés, au premier rang desquels les choses de la religion. La question des limites de la liberté d’expression ne saurait être éludée. En effet, dès lors que nul droit n’est absolu, chacun étant limité par d’autres droits tout aussi fondamentaux –droit à la sûreté de sa personne, doit à la réputation, etc.–, il s’agit toujours d’opérer un arbitrage, exercice délicat s’il en est, entre ces différents droits.
Cependant, en matière de censure religieuse, les choses devraient être claires: les religions n’étant pas des personnes, mais des idées, elles ne sauraient devenir des sujets de droit. Seuls les êtres sensibles –à première approximation les humains, donc– ont droit à la protection de la justice, par exemple en cas d’incitation à la haine sur base de leur religion. Les religions, quant à elles, doivent pouvoir être librement critiquées, comme n’importe quel corpus d’idées. C’est pour cette raison que le blasphème, « parole, discours outrageant à l’égard de la divinité, de la religion, de tout ce qui est considéré comme sacré » (1) ne saurait être intégré dans le droit de nos démocraties modernes, sous quelque forme que ce soit.
Comme le dit la psychanalyste tunisienne Raja Ben Slama, professeur à la faculté des Lettres de la Manouba à propos de la résolution réprimant « toute offense dirigée contre les prophètes et les religions » présentée à l’ONU par l’Organisation de la conférence islamique et de la Ligue arabe: « Elle confondrait les deux registres du péché et de l’interdit, en projetant sur les juridictions internationales modernes l’ombre des tabous et des fureurs les plus archaïques. Elle rétrécirait le champ des droits de l’homme en reconstruisant l’empire théologico-politique des droits de Dieu, en protégeant les morts, les mythes et les légendes hérités au détriment des vivants et des individus qui en sont les héritiers et qui, de ce fait, ont le droit de choisir le mode selon lequel ils [en] héritent. La censure, cette vieille institution implacable, n’a pas besoin d’être dotée d’autres lois qui étendent son pouvoir. Quant aux religions, ces vieilles constructions qui se nourrissent de leurs épreuves et renaissent sans cesse de leurs cendres, elles ont souvent besoin d’être critiquées et même raillées pour qu’elles épousent des formes spirituelles mieux adaptées à la dimension plurielle des communautés et des individus. » (2)
(1) Définition de « blasphème » sur www.cnrtl.fr.
(2) Raja Ben Slama, « Blasphème et censure », mis en ligne sur www.manifeste.org.