Espace de libertés – Décembre 2015

Dossier
Autrefois apanage de l’État, la volonté de censure tend à se privatiser et à devenir le fait de groupes ou factions autoproclamés « gardiens des bonnes moeurs ». À force de procès et de harcèlement, autocensure et renoncements des artistes sont les premières victoires des nouveaux chiens de garde.

En ces temps de tolérance, de licence créatrice et d’unanimisme de façade « Nous sommes tous Charlie », les ligues de vertu manient plus volontiers le sabre que le goupillon. Dans les jardins du château de Versailles, l’installation monumentale –et temporaire– de l’artiste Anish Kapoor, baptisée, au choix, Dirty Corner (Le coin sale) ou Le vagin de la Reine, a été vandalisée à plusieurs reprises et, en septembre dernier, maculée de fraîches inscriptions: « SS sacrifice sanglant », « le deuxième viol de la nation par l’activisme juif déviant ». Quelques mois plus tôt, c’est la structure érigée par Paul McCarthy place Vendôme, à Paris, évoquant, là encore au choix, un sapin vert géant stylisé ou un plug anal démesuré (1), qui a été dégonflée puis abattue.

Désormais, les ciseaux d’Anastasie sont frénétiquement agités par des groupes privés, des partis, ligues ou factions s’autoproclamant gardiens de la morale, du beau, du bien.

Ces réactions des gardiens du bon goût illustrent une évolution historique majeure. Jusqu’à une période récente, l’acte de censure était le fait et l’apanage de l’État, le cas échéant de l’Église toute-puissante. Sous l’Ancien Régime, aucun ouvrage ne pouvait paraître, a fortiori être officiellement diffusé, sans bénéficier d’un « privilège » royal, imprimatur d’État accordé ou non et a priori. Désormais, les ciseaux d’Anastasie sont frénétiquement agités par des groupes privés, des partis, ligues ou factions s’autoproclamant gardiens de la morale, du beau, du bien. La puissance publique, elle, laisse faire, dire, écrire, créer et ne brandit l’interdiction dans le domaine artistique qu’avec une extrême parcimonie. Un supposé laxisme qui renforce d’autant plus la véhémence des lobbys susnommés dans leur croisade. Du moins ce phénomène est-il indubitable en Occident. Sous d’autres cieux, les régimes autoritaires, dictatoriaux ou théocratiques perpétuent la tradition régalienne de la chasse aux artistes dégénérés à grands coups de fatwas, voire par leur salutaire mise à mort après destruction des oeuvres sacrilèges.

Des juges républicains pourraient troquer la robe pour la soutane

Ressasser la litanie des procès intentés par des associations cultuello-identitaires contre des pièces, des films, des livres nous exposerait à manquer de papier.

Sur dénonciation des Jésuites, les poèmes licencieux de Théophile de Viau regroupés dans son Parnasse satyrique lui valurent d’être condamné en 1623 à paraître pieds nus sur le parvis de Notre-Dame de Paris pour y être brûlé vif. Une peine à laquelle le sodomite échappa de peu. Plus tard, l’Église mit un peu d’eau (bénite) dans son vin (de messe), le bon abbé Bethléem se contentant de dresser en 1904 le catalogue des Romans à lire et romans à proscrire (2). Sans cesse actualisé, son livre à succès indiquait que la lecture des oeuvres complètes de Victor Hugo, « truffées d’immoralités », s’avérait « dangereuse » et « ne pouvait être concédée qu’aux personnes d’âge  mûr et pour des raisons sérieuses ». Dans son enthousiasme, le curé mit également à l’index Les pieds nickelés et même certains écrits du subversif François Mauriac. Aujourd’hui, la Conférence des évêques s’apparente à un repaire de permissifs laissant tout passer. Heureusement, des fidèles veillent. En octobre dernier, les excités d’extrême droite de l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif) ont assigné en justice le Théâtre du Rond-Point, à Paris, pour « blasphème » et « christianophobie », ne digérant toujours pas la pièce Golgota Picnic, montée en 2011 et présentant une Cène orgiaque. Des nervis ultracathos déplacèrent le spectacle jusque dans la rue, certains n’hésitant pas à faire le coup de poing contre des théâtreux satanisés. Ressasser la litanie des procès intentés par des associations cultuello-identitaires contre des pièces, des films (La Dernière Tentation du Christ), des livres (INRI de la photographe Bettina Rheims) nous exposerait à manquer de papier.

Et il se trouve des tribunaux laïques et républicains dont les juges pourraient troquer la robe pour la soutane. Ainsi, L’Os de Dionysos, premier roman, brillant et sensuel, de Christian Laborde (3) fut interdit par le tribunal de Tarbes en 1987 pour « trouble illicite, incitation au désordre et à la moquerie, pornographie et danger pour la jeunesse en pleine formation physique et morale ». Condamnation confirmée par la Cour d’appel de Pau ajoutant « blasphème, lubricité, provocation, paganisme […] et contenu incompatible avec le projet éducatif d’une école vouée au rayonnement de la parole du Christ », l’auteur aggravant son cas en enseignant alors le français dans une école privée et catholique. Lâché par la hiérarchie de l’Éducation nationale, Laborde eut ce commentaire lapidaire: « Recteur, recta, rectum: voie hiérarchique, voie naturelle ». Dans un sursaut de lucidité, la Cour de cassation annula cette sainte sentence, assurant du même coup au roman, salué aussi bien par Claude Nougaro que par André Pieyre de Mandiargues, un succès mérité.

Culture censure liberté d'expression

Le triomphe de la veulerie face aux réactionnaires

Sous nos latitudes, la volonté de censure s’est donc en quelque sorte « privatisée ».

Sous nos latitudes, la volonté de censure s’est donc en quelque sorte « privatisée ». Alors que les talibans au pouvoir avaient institué un ministère de la Répression du vice et de la Promotion de la vertu, nos gouvernants semblent avoir oublié leur impérieux devoir de faire respecter les « bonnes moeurs ». C’est pourtant au nom de celles-ci que l’État ne se priva pas d’user du puissant arsenal juridique, toujours en vigueur. Le regretté Jean-Jacques Pauvert en fut la victime privilégiée des décennies durant. En 1954, à peine âgé de 20 ans, il commença à prendre ses habitudes au tribunal, jugé pour avoir publié les oeuvres de Sade pour la première fois sous nom d’éditeur, un « outrage aux moeurs ». Le même motif fut invoqué pour les procès suivants visant les publications d’Histoire d’O, signé Pauline Réage, Les Larmes d’Éros de Georges Bataille ou encore le Dictionnaire de sexologie (4). C’est encore le ministère de l’Intérieur qui initia les poursuites contre Régine Deforges, en 1968, pour la publication d’Irène, un roman sans nom d’auteur dû à Aragon. La première femme éditrice de France frôla la prison et fut acculée à la ruine par ce procès qui en inaugurait bien d’autres à son encontre. Sans rien perdre de sa pugnacité, Régine Deforges nous confiait, quelques mois avant sa disparition, à propos de cet épisode: « Naïvement, je pensais que l’on était dans le pays des droits de l’homme. Je ne voyais pas pourquoi un livre érotique dérangeait plus que la “une” d’un journal montrant des enfants brûlés au napalm au Vietnam. »

Qu’il soit d’initiative étatique ou privée, le spectre des poursuites entraîne un effet pernicieux et une victoire implicite des empêcheurs d’outrager les moeurs en rond: la tentation de l’autocensure.

Qu’il soit d’initiative étatique ou privée, le spectre des poursuites entraîne un effet pernicieux et une victoire implicite des empêcheurs d’outrager les moeurs en rond: la tentation de l’autocensure. En 2002, les éditions Gallimard tremblèrent aux menaces d’associations de protection de l’enfance, scandalisées par la publication d’un roman, Rose bonbon, narrant les pensées d’un amateur de chair trop fraîche (5). Pour prévenir tout procès, l’éditeur se vautra dans une veulerie maculée de ridicule en diffusant l’ouvrage sous film plastique, assorti d’un avertissement sur la couverture: « Rose bonbon est une oeuvre de fiction. Aucun rapprochement ne peut être fait entre le monologue d’un pédophile imaginaire et une apologie de la pédophilie. » À ce train, sans doute est-il nécessaire de préciser que Robert Merle n’embrassait pas l’idéologie nazie en écrivant La Mort est mon métier, journal imaginaire du commandant d’Auschwitz.

À la décharge des couards, certaines affaires laissent pantois et donnent à réfléchir. En 2000, l’exposition d’art contemporain « Présumés innocents », rassemblant à Bordeaux les oeuvres d’artistes mondialement réputés sur le thème de l’enfance, la nudité et la sexualisation, déchaîna l’ire d’une association de protection de bambins. Or, la législation n’opère pas de distinction entre une oeuvre à vocation artistique et une représentation pornographique dès lors qu’elle est susceptible d’être vue par un mineur. Qu’importe que l’exposition soit balisée de mille précautions, de mises en perspective. Ses trois commissaires furent mis en examen, renvoyés devant le tribunal correctionnel avant qu’un non-lieu n’intervienne… dix ans plus tard. Ici, le sophisme consistait à soutenir que les oeuvres n’étaient pas contestées, mais qu’il convenait de protéger les plus jeunes. Témoignant en faveur de Pauvert lors du procès intenté pour la publication du divin marquis, Jean Paulhan faisait sienne cette louable préoccupation: « Monsieur le Procureur a raison, “Sade est dangereux”. Pour preuve, j’ai connu une jeune fille qui, après l’avoir lu, est entrée au couvent! »

 


(1) Précisons, à l’attention de nos lecteurs les plus chastes ou les plus académiques qu’un plug anal, pouvant également être nommé « anus picket », est un objet de forme conique destiné à être introduit dans l’anus afin de provoquer une stimulation sexuelle.

(2) Sous-titré Essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers de notre époque, Oscar Masson éditeur, Cambrai, 1908 pour la 4e édition.

(3) Christian Laborde, L’Os de Dionysos, Toulouse, Éché, 1987 (pour l’édition originale) puis Paris, Régine Deforges, 1989.

(4) Sans trancher, Pauvert s’interroge sur la « justification quelconque à la moindre des entraves à la liberté d’expression », selon lui « seul vrai problème de la censure », jamais évoqué devant les tribunaux, dans un passionnant essai, Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la censure, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

(5) Nicolas Jones-Gorlin, Rose bonbon, Paris, Gallimard, 2002.