Espace de libertés – Décembre 2015

Il y a presque 50 ans, en juin 1966, le pape Paul VI et le Vatican ont aboli l’ »Index librorum prohibitorum », ces listes d’ouvrages que les instances catholiques romaines proscrivaient en raison de leur caractère pernicieux, immoral et contraire à la foi. Un anniversaire prétexte à un voyage dans le passé, aux origines de la censure littéraire.

Instaurée en 1559 par… Paul IV, la pratique séculaire de « mise à l’index » a perdu son caractère obligatoire et répressif, tout en conservant sa fonction de guide moral. En effet, pendant longtemps, l’Église catholique, convaincue de l’impact de la littérature sur les âmes, a usé de l’écrit pour transmettre le message divin notamment à travers des prescrits, mais a été aussi l’organe principal de la censure d’écrits qui sortaient de ces cadres. Pour s’en convaincre, un retour dans le passé est indispensable (1).

Église et État font la paire

En Occident, on inventorie les premiers cas de censure dans l’Antiquité. L’origine du terme « censure » remonte à la Rome antique (Ve siècle avant J.-C.) et renvoie à l’action de hauts magistrats, gardiens de la moralité. La filiation avec la chrétienté va toutefois se marquer et prendre de l’ampleur à partir du IVe siècle après J.-C. À cette époque, le pape Anastase Ier bannit les ouvrages qui ne correspondent pas à la cosmologie officielle. En posant cet acte, il inaugure la censure chrétienne (2). L’époque moderne, dès le XVe siècle, voit ensuite émerger des monarchies nationales modernes. Parallèlement, l’imprimerie se développe (ce qui bouleverse le monde de l’écrit) et la Réforme se présente comme une alternative à l’institution catholique qui n’a plus le monopole de la « police de la pensée ». La prérogative de la mise à l’index devient également une affaire d’État: en France, la censure royale ne cesse de s’institutionnaliser au cours des siècles et est sécularisée par… le cardinal de Richelieu (édit de 1629). L’autorité royale gagne ainsi en autonomie, mais les monarques restent de « droit divin », et les liens entre les deux instances de pouvoir demeurent structurants, même en matière de censure.

L’apparition par la suite d’une nouvelle catégorie de censeurs issus de la bourgeoisie ne remettra pas fondamentalement en question les principes liberticides traditionnels. Après les victimes des « obscurantistes » telles que François Rabelais, Jean de La Fontaine, le marquis de Sade et Voltaire, la surveillance demeure, et Victor Hugo, Gustave Flaubert et Charles Baudelaire sont attaqués pour « outrage aux bonnes moeurs ». Il faudra attendre la fin du XIXe siècle et la loi de 1881 qui donnera davantage de liberté à la presse et au livre, en l’encadrant tout de même juridiquement.

Prière de ne pas déranger

À la fin de la première moitié du XXe siècle, marquée par les contextes effroyables des deux guerres mondiales, le conservatisme demeure, notamment en ce qui concerne les questions de morale et de religion. La jeunesse et l’éducation restent des priorités pour l’institution catholique. Sous son influence, mais aussi avec le concours de la Ligue française pour le relèvement de la moralité publique et celui des… communistes, les parlementaires français votent une loi qui réglemente les publications destinées à la jeunesse (loi du 16 juillet 1949), et interdit celles au contenu « dérangeant ». Cette disposition légale, originellement conçue comme dispositif de préservation de l’enfance et orientée principalement contre les productions culturelles américaines, sera toutefois invoquée plusieurs fois dans les années 60 et 70 pour sanctionner des bandes dessinées destinées à un public adulte. Même si on observe une plus grande permissivité, cette loi est toujours d’application de nos jours!

La mouvance ultracatho au ciseau

Depuis la fi n de la mise à l’index, l’intervention des autorités ecclésiastiques semble moins vigoureuse, moins directe et plus discrète. Les attaques frontales contre les livres sont menées par des associations catholiques (dont des intégristes) qui exercent des lobbyings, voire poursuivent en justice certains auteurs, parfois avec le soutien de certains hommes politiques, partis et organes de presse qui contribuent à leur donner un large écho médiatique. Cela fut le cas en 1985 avec l’ »affaire Marie-Claude Monchaux », une proche de la mouvance ultracatholique et de l’extrême droite, auteure d’un livre (3) à l’origine d’une campagne de censure plus large contre les bibliothèques de Paris, qui bénéficiera de l’appui de quelques élus du RPR et du relais médiatique du Figaro (4). Plus récemment, en 2014, des bibliothécaires français ont subi des intimidations de la part de groupuscules liés au « Printemps français », un mouvement hostile au mariage gay et dénonçant une supposée « théorie du genre » qui pervertirait les enfants.

La censure nous éclaire sur l’état d’une société à un moment précis. En cela, il convient de la relativiser: ce qui est condamné à certains endroits et à certains moments ne l’est pas à d’autres. Néanmoins, des mécanismes plus profondément enracinés ont tendance à se reproduire à travers le temps. Les exemples ci-dessus tendent à le démontrer. En ce qui concerne notre monde occidental, on peut dire que l’influence du modèle judéo-chrétien et de son ordre moral est toujours grande. Sans les expliquer entièrement, il conserve un effet sur la persistance d’un conservatisme et le rejet des discours relatifs au blasphème, à la vulgarité, aux « moeurs déviantes » des identités sexuelles multiples, à la pornographie, à la drogue… Dans nos systèmes démocratiques se revendiquant des droits de l’homme, la censure a muté et se drape d’une aura libérale. Elle passerait moins par l’interdit jeté sur la parole dissidente que par la promotion d’une parole conforme aux intérêts des institutions et des groupes qui dominent (5). Et l’Église en fait encore partie. À titre individuel, en tant qu’auteur, diffuseur, lecteur… il convient aussi de se méfier de l’intériorisation de l’interdit à travers l’autocensure, ou le conformisme inhibant.

 


(1) Voir à ce sujet, le dossier complet « Des bibliothèques interdites aux bibliothèques insoumises », disponible sur www.territoiresmemoire.be

(2) D’ailleurs, il demeurera dans l’imaginaire collectif comme l’inventeur de la censure, symbolisé par la figure allégorique des « ciseaux d’Anastasie » coupant et aménageant l’information à sa guise.

(3) Marie-Claude Monchaux, Écrits pour nuire: littérature enfantine et subversion, Paris, UNI, 1985, 125 p.

(4) Voir à ce sujet: Julien Dohet, « Le livre: une arme idéologique », dans Aide-mémoire, n°70, octobre-décembre 2014.

(5) Martin Laurent, « Censure répressive et censure structurale: comment penser la censure dans le processus de communication? », dans Questions de communication, n°15, 2009, pp. 67-78.