Espace de libertés – Décembre 2015

S’opposer à la censure culturelle


Dossier
« On ne parle pas de ça à table, et surtout pas devant ton petit frère! »

La censure existe depuis toujours, à tous les niveaux. Nous sommes tous concernés. Je serai donc assez personnel pour en parler. Premièrement parce que le musée de la Photographie, que j’ai dirigé, en a été victime (voir plus loin). Et deuxièmement parce qu’en tant que membre de Culture & Démocratie, je suis intervenu au colloque organisé à l’Université de Mons en décembre 2009 sur le thème « Penser librement sous la censure ». Les actes de ce colloque (1) révélaient que si, face au pouvoir en place, certains prônent la subversion, d’autres envisagent la résistance. Des interventions plongeaient loin dans l’histoire, tout en suggérant le lien avec notre temps: citons Hobbes et l’écriture entre les lignes, par Anne Herla; Les rats de l’Inquisition, par Maria Luisa Malato; Dangers et pièges des discours de l’ambiguïté: le cas de Descartes, par Anne Staquet. D’autres, tels Bernard Foccroulle avec Dimitri Chostakovitch; Vincent Cartuyvels pour L’indispensable illusion: résistance politique et arts plastiques, Hugues Le Paige et la Liberté du regard; ou Eckhart Gillen avec Esthétique de la résistance en ex-Allemagne de l’Est depuis 1980, vivaient leur époque.

Yanic Samzun, alors secrétaire général de Présence et action culturelle, remarquait qu’« un pouvoir pouvait difficilement contrôler l’univers social à 100%. Plus l’étendue à surveiller augmente, plus les failles apparaissent. La volonté d’ordre à tout prix crée du désordre. S’expriment alors la critique du pouvoir, la subversion, le contournement de la censure. Ruser avec la règle, manier l’ironie, la métaphore, écrire entre les lignes, mentir vrai, rendre la censure visible en affirmant la coupure, quitte à la rendre caricaturale? Ou entrer en dissidence, en rébellion! ».

Motiver la censure?

La censure est-elle nécessaire? Rare dans nos sociétés où la liberté d’expression est encore présentée comme une vertu cardinale, elle s’arrange de la judiciarisation de la propriété intellectuelle, des attaques en diffamation, du lobbying religieux et du « politiquement correct ». Elle peut cependant exister! Notamment en Italie, sous Berlusconi, aux États-Unis où elle s’aggrave sous Bush avec le Patriot Act, en France où des municipalités conquises par le Front national « nettoient » les bibliothèques et réduisent les activités culturelles. La censure « n’a pas bonne presse », ironise Pascal Durand (2) tout en rappelant que la Comédie-Française, en 2006, a retiré du programme une pièce de Peter Handke  pour une raison « ne concernant pas la littérature ». Même en Belgique, elle peut apparaître, bien que cédant souvent la place à son succédané, l’autocensure (qui, artiste ou responsable d’institution culturelle n’a pas un jour hésité – ou renoncé– à dire, écrire, dessiner une vérité légitime?). En 2011, le directeur du Centre Wallonie-Bruxelles à Paris a refusé, pour raison « diplomatique », d’accrocher dans le cadre du Printemps de l’irrévérence (!) une oeuvre de Werner Moron représentant Dominique Strauss-Kahn et Nicolas Sarkozy, souriants, sur fond de drapeau français. DSK étant sur le bleu et Nicolas sur fond rouge, avec une cravate rouge!

Retour sur l’ »affaire Kessels »

J’en viens à l’ »affaire Kessels » qui a touché le musée de la Photographie en février 1996. Un cas exemplaire qu’Albert Baronian évoque fort bien dans son Dictionnaire amoureux de la Belgique qui vient de paraître (3). Le musée devait exposer Willy Kessels, photographe belge reconnu pour ses photographies d’architecture, ses nus expérimentaux et, surtout, pour sa participation au film socialement engagé de Joris Ivens et Henri Storck Misère au Borinage (1933), qui le fait apparaître, biographies et textes à l’appui, comme un communiste. L’exposition et le livre devaient rétablir la vérité historique car, si l’artiste est intéressant, l’homme n’est pas celui que l’on croit: proche avant 1940 de l’extrême droite fl amande nationaliste –Verdinaso– Kessels avait collaboré pendant la guerre avec Rex et l’occupant, et a été jugé et emprisonné à la Libération. Mais alors que l’exposition va s’ouvrir, d’anciens résistants s’émeuvent: un collabo à l’honneur! Un artiste régional, Charles Szymkowicz, leur emboîte le pas, ameute le journal local, écrit que « ceux qui exposent des nazis sont des nazis aussi »… Affolé, l’échevin de la Culture et « président » en titre du musée, Jean-Pol Demacq réagit en homme politique, informe Charles Picqué, ministre-président de la Communauté française. La décision tombe. L’exposition ne s’ouvrira pas. Le livre ne sera pas diffusé. Censure. Unanime, la presse nationale et internationale proteste. Des responsables d’institutions culturelles se mobilisent, en vain. Comprenant leur erreur, les résistants s’excuseront auprès des responsables du musée. Sincèrement, mais trop tard.

La presse, longtemps appelée « quatrième pouvoir », l’est-elle encore? Aujourd’hui, il suffi t de la lire attentivement, entre les lignes, de l’écouter entre les mots pour se convaincre de l’évolution. Qui contrôle la presse? Pas les dirigeants politiques qui aimeraient bien pourtant, et leurs dérapages existent! Par contre, les grands financiers et « chevaliers d’entreprises » serrent de près cette arme majeure. Il est si aisé de se défaire d’un patron de presse trop indépendant ou d’un journaliste de qualité mais qui a le sens critique. Les enjeux sont importants! Détenu par Serge Dassault, Le Figaro peut-il critiquer le nonrespect des droits de l’homme en Égypte, qui vient d’acheter des avions de combat? Que peut-on attendre de Monsieur Drahi, richissime Franco-Israélien dont le holding est bien à l’abri à Guernesey et qui presse Laurent Joffrin d’amincir la rédaction de Libération, qu’il contrôle comme L’Express d’ailleurs, et donc une partie de la presse belge?

Question de pouvoir. Celui qui le détient et en souhaite davantage ne supporte pas d’être contesté et tentera toujours d’empêcher la diffusion d’idées qui ne lui sont pas favorables. Si la censure proprement dite n’apparaît pas clairement dans notre société, c’est que ceux qui sont  du côté du pouvoir –économique ou politique– s’arrangent pour nier le problème au nom du « bon sens », du « bon goût » et écartent simplement ce qui, à leurs yeux, relève du « débat inutile ». À nous de prouver qu’il ne l’est pas.

 


(1) Publiés par Pierre Gillis, Anne Staquet et Culture & Démocratie, dans Les cahiers du symbolisme.

(2) Pascal Durand, La censure invisible, Arles, Actes Sud, 80 p.

(3) Albert Baronian, Dictionnaire amoureux de la Belgique, Paris, Plon, 2015, 720 p.