Espace de libertés – Décembre 2015

Autocensure: de la fragilité de la liberté


Dossier
L’autocensure, c’est la police de la pensée, et c’est toi le flic. Elle est pour certains « une ligne de fuite qui permet aux individus et aux sociétés d’éviter l’explosion et/ou l’implosion par la non-énonciation d’une vérité qui ne peut être entendue par l’autre ou par les autres » (1).

Est-ce que je me censure? En théorie non, mais dans la pratique, cela dépend du contexte… qui est souvent plus fort que le cortex! Un gars collatéral au singulier peut provoquer des dégâts collatéraux.

J’ai eu quelques sueurs froides en 2005, en montant Allah Superstar! au Théâtre de Poche: la première affiche du spectacle était un musulman coiffé d’un turban en forme de bombe, avec une mèche allumée –c’était avant que le Jyllands-Posten ne publie, en septembre 2005, les caricatures de Mahomet. Ce dessin (d’Olivier Wiame qui illustre justement le dossier de ce mois-ci, NDLR) correspondait parfaitement à la thématique de la pièce, vu que Kamel Leon, le protagoniste que j’interprétais, est un apprenti comédien de 20 ans. Il veut devenir célèbre, et il s’affuble d’une fausse barbe à la Ben Laden. Parce que lorsqu’on est basané, on n’a pas trop de choix pour devenir people: soit on fait rire, soit on fait peur. Le directeur du théâtre, pourtant réputé pour ne pas avoir froid aux yeux, a renoncé à cette affiche pour des raisons esthétiques, a-t-il dit. Autocensure ou stratégie inconsciente? En tout cas, nous avons contourné et déplacé le problème par une mise en abyme qui montrait une affiche profanée par une tache d’encre noire. Le tour était joué! Ce qui n’a pas empêché nos censeurs lâchement anonymes d’arracher une affiche sur trois, car il y avait sur l’affiche le mot « Allah »…

Mourir debout ou vivre à genoux

Culture censure liberté d'expressionQuant à moi, je suis convaincu que l’explication de l’autocensure relève principalement de la psychanalyse. La peur d’avoir des problèmes et la peur de subir les foudres de la pensée dominante dans son environnement constituent quelques-unes des raisons de l’autocensure. Pourtant, des dizaines de milliers de personnes à travers les siècles sont mortes pour le droit de goûter librement au plaisir de toutes les expressions, de tous les mots. Pourquoi tant d’autres courbent-elles l’échine?

Ô combien est fi ne la feuille de papier qui sépare la lumière du chaos! Fragile, la liberté… Et ce depuis la nuit des temps. Sans remonter à Mathusalem, Diderot s’est autocensuré après avoir subi la censure: il ne publiera pas La Religieuse de son vivant, ni Jacques le fataliste… Dans ces deux romans satiriques et subversifs, Diderot questionne la limite du libre arbitre: l’être humain est-il libre, peut-il infléchir son destin? Rousseau, quant à lui, connaîtra bien des tourments, du fait de l’Église toute-puissante et de l’État lui-même, pour avoir publié ses oeuvres. Aujourd’hui, Salman Rushdie ou Taslima Nasreen et, plus récemment, Kamel Daoud ont une fatwa sur la tête.

L’autocensure dépend plus, me semble-t-il, du modèle de société que de l’autocenseur lui-même, car sans pression sociale, politique, communautaire ou religieuse, plus de peur d’agir, d’écrire, de penser, de dire, de créer… Par contre, mis sous pression, les uns pensent de moins en moins librement et par eux-mêmes, renoncent à leur part de liberté et de vérité, l’abandonnent aux inquisiteurs de la pensée et laissent leur esprit partir à la dérive, suivant le courant, comme Charb et, avant lui, Che Guevara: « Je préfère mourir debout plutôt que vivre à genoux ».

Néanmoins, ce qui me pose vraiment problème dans l’autocensure, c’est qu’elle valide implicitement l’absence de censure apparente et qu’elle nuit gravement à la pluralité des opinions. Elle valide l’absence de censure apparente, en ce qu’elle rend tout censeur extérieur inutile: à quoi bon des lois balisant la liberté d’expression si de toute manière tu t’interdis même ce que la loi autorise? Dans les faits, on en revient à la loi de Dieu qui prime sur celle des hommes!

Et elle nuit gravement à la pluralité des opinions, puisqu’on bascule dans une pensée unique: les idées se posent comme des grains de poussière, et plus personne n’ose se saisir du balai de la pensée critique pour les ventiler!

Quelques citations pour conclure…

« Dans une démocratie, tu peux te moquer des vivants, pas des morts. Dans une dictature, c’est l’inverse. » (Karine Tuil)

« L’endoctrinement n’est nullement incompatible avec la démocratie. Il est plutôt, comme certains l’ont remarqué, son essence même. C’est que, dans un État militaire, ce que les gens pensent importe peu. Une matraque est là pour les contrôler. Si l’État perd son bâton et si la force n’opère plus et si le peuple lève la voix, alors apparaît ce problème. Les gens deviennent si arrogants qu’ils refusent l’autorité civile. Il faut alors contrôler leurs pensées. Pour ce faire, on a recours à la propagande, à la fabrication du consensus d’illusions nécessaires. » (Noam Chomsky)

« La démocratie règle sans partage ni mélange. Elle est venue à bout de ses vieux ennemis, du côté de la réaction et du côté de la révolution. Il se pourrait toutefois qu’elle ait trouvé son plus redoutable adversaire: elle-même. » (Marcel Gauchet)

« La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire. Quand il est permis de tout dire, la vérité parle d’elle-même et son triomphe est assuré. » (Jean-Paul Marat)

 


Cet article est extrait de: Nadia Geerts et Sam Touzani, Je pense donc je dis? La liberté d’expression à l’usage des jeunes, Waterloo, La Renaissance du livre, 2015, 192 pages.

(1) Wikipedia