Espace de libertés – Décembre 2015

Laïcité (à l’école), j’écris ton nom


Libres ensemble
Vue de Belgique, la solennité qui préside à l’imposition du dispositif « Laïcité » en France peut sembler paradoxale tant l’appareil idéologique d’État fait appel aux ressorts du sacré. À l’inverse, le feuilleton surréaliste qui a conduit à l’improvisation des fameux « cours de rien » en Fédération Wallonie-Bruxelles doit, par son aventurisme juridique, éberluer l’observateur français.

« La Nation con e à l’École la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République. » C’est sur une triple réification que s’ouvre le livret « Laïcité » publié cet automne par le ministère français de l’Éducation nationale pour accompagner la Charte de la laïcité, obligatoire partout dans l’école depuis 2013. L’emphase annonce la couleur, ou plutôt les couleurs, puisque la brochure –tricolore– décline celles du drapeau. Le cadre est posé: la République, littéralement, incarne la laïcité.

Sur la forme, le livret fait écho à la deuxième des « onze mesures issues de la grande mobilisation de l’école » proposées par la ministre Vallaud- Belkacem après les attentats de janvier: « Restaurer l’autorité des maîtres et les rites républicains » via l’instauration d’une journée de la laïcité, des cérémonies patriotiques avec hymne et drapeau… jusqu’à la plantation d’un arbre de la laïcité. Un cérémonial qu’on pourrait croire d’un autre temps mais qui, chez nos voisins, ne constitue qu’une réaffirmation du rôle du creuset républicain promu par Jules Ferry pour la fabrique de l’unité nationale, à la n du XIXe siècle. Avec peut-être aussi, dans l’esprit de ses promoteurs, la vertu de rendre à l’État la défense d’une notion colonisée par le Front national (1).

Pari risqué, en même temps. La loi du 9 décembre 1905 se borne à fixer et organiser la séparation des Églises et de l’État. En se voyant attribuer une dimension identitaire, comme greffée dans l’ADN de chaque bon citoyen, la laïcité peut être instrumentalisée comme le marqueur de séparation entre Nous et les Autres. L’école laïque (la France), tu t’y confortes ou tu la quittes, pourrait-on inférer de la Charte lorsque, du point 3/15 qui affirme la liberté d’exprimer ses opinions, elle se retourne en point 14, qui interdit tout signe d’appartenance religieuse.

De la laïcité martelée au dialogue

Laïcité, sur mes cahiers d’écolier, sur mon pupitre et les arbres, 130 fois dans le nouveau livret « Laïcité » de la ministre Vallaud-Belkacem,
J’écris ton nom
(Paul Éluard, ou presque…)

Un possible glissement qui n’échappe pas aux pédagogues chargés du livret. Une grande partie des 27 pages est employée à valoriser le dialogue (38 occurrences de ce dernier mot, de très loin le plus utilisé après « laïcité » (2)). Ou à dédramatiser la confrontation avec ces ados qui « se transforment […] caractériellement, comme s’ils
étaient soufflés de l’intérieur par une force supérieure ». Neuf pages balisent juridiquement l’exigence de laïcité et parent les extrapolations abusives, par exemple l’interdiction des signes religieux pour les parents. Et, dès l’introduction, Najat Vallaud-Belkacem prend soin de distinguer les registres du savoir et du croire. Avec, plus loin, la recommandation d’« éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique ». Une invitation plutôt raisonnable qui sera évidemment surinterprétée aussi vite. Ainsi, cet éditorial assassin de Marianne (3), où le journaliste veut lire dans cette recommandation une « injonction au silence » adressée au professeur de biologie face à l’enfant qui répond que c’est Dieu qui a créé l’homme. On n’est pas sorti de l’auberge. Républicaine, bien sûr.

Les voies de la laïcité sont impénétrables

La Belgique, elle, ne se définit pas comme pays laïque (4). Pas question d’une telle charte, a fortiori tant que le réseau libre côtoiera l’of ciel. Ni tant que l’of – ciel devra organiser des cours de religion et de morale, comme l’impose le Pacte scolaire. La laïcité dans le public, pour autant, certains y travaillent…

En 2014, suite au refus de la Ville de Bruxelles de dispenser Giulia, 16 ans, du cours de religion ou de morale, ses parents saisissent le Conseil d’État, qui, pour faire court, renvoie la patate à la Cour constitutionnelle. Or, depuis 2007 (arrêt Folgero), la Cour européenne des droits de l’homme exige qu’un enseignement qui ne répond pas aux exigences d’objectivité soit accompagné d’une possibilité de dispense. La question devient toute simple: le cours de morale est-il neutre, oui ou non? À chacun sa réponse. Celle qu’apporte la Cour constitutionnelle fera l’effet d’une bombe, autant dans ses motifs que par ses implications: comme la Communauté française a redéfini en 1994 ce cours comme étant « inspiré par l’esprit du libre examen », la Cour estime que le nouvel intitulé autorise à y plaider « en faveur d’un système philosophique déterminé ». L’interprétation est sévère et conduit de facto à la mise en place d’un système de dispense. Puis aux EPA (encadrements pédagogiques alternatifs), qui seront donnés d’abord par les professeurs de morale et de religion, à leurs heures perdues. Avec la menace, évidente, de se voir opposer leur manque de neutralité. Pire, annoncent d’aucuns, ce serait, bientôt, le triomphe conjugué du relativisme et du communautarisme (5): puisque le libre examen a été déclaré non neutre, alors que les valeurs qu’il véhicule et dans lesquelles il inscrit sa démarche sont supposées transversales, toutes les remises en cause seraient désormais prévisibles – au hasard, contester la présence obligatoire à un cours de biologie qui enseignerait la théorie de l’évolution. Ici non plus, on n’est pas sorti de l’auberge. Bientôt espagnole, celle-ci?

 


(1) Élisabeth Badinter, « En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité », dans Le Monde des Religions, 28 décembre 2011.

(2) « Laïcité »: 130 fois; « dialogue »: 38 fois; « liberté: 33 fois; « valeurs »: 16; « interdit »: 12; « débat »: 9; « sanction »: 2 fois; « exclusion »: 1 fois.

(3) Laurent Nunez, « La nouvelle définition de la laïcité ou l’injonction au silence », dans Marianne, le 22 octobre 2015.

(4) Même si, dans la pratique, la neutralité en Belgique est le strict équivalent de la laïcité française dans sa triple définition: liberté des cultes, mêmes droits pour les différents cultes et pour toutes les conceptions philosophiques, obligation de neutralité de l’État à l’égard des citoyens.

(5) Cathy Legros, « La fin de l’enseignement officiel. Chronique d’une mort annoncée », carte blanche mise en ligne le 20 mars 2015, sur www.lesoir.be.