Outre Quiévrain, depuis un peu plus de 10 ans, l’Observatoire de la liberté de création recense et dénonce les entraves à la diffusion d’oeuvres. Et intervient aussi le cas échéant. Portrait d’un organisme dont la Belgique pourrait s’inspirer.
L’Observatoire de la liberté de création s’est constitué en France en 2002 au sein de la Ligue des droits de l’homme sous l’impulsion d’Agnès Tricoire, avocate au barreau de Paris, qui en est toujours la déléguée. Il regroupe aujourd’hui quinze organisations d’auteurs et d’artistes, ainsi que de nombreux acteurs de la culture, journalistes, philosophes, avocats, membres ou non de la Ligue des droits de l’homme, qui l’ont rejoint à titre individuel. Sa constitution répond à la multiplication, dans les années 2000, des actes de censure ou des procès intentés contre des livres, des films, des oeuvres d’art: retrait momentané du visa accordé au film de Virginie Despentes et de Coralie Trinh Thi, Baise-moi (2001), obligation d’un emballage plastique et d’un avertissement pour le roman de Nicolas Jones-Gorlin, Rose bonbon (2002)…
Réalité vs fiction et oeuvre d’art
Or, la législation française ne confère aucun statut particulier à l’oeuvre d’art, qui peut être jugée comme si elle exprimait l’opinion de son auteur. Certes, la liberté d’expression garantit le propos de l’artiste, mais peut-elle s’appliquer de la même manière lorsque l’oeuvre met en scène ce qu’elle a pour but de dénoncer? Un personnage de film ou de roman doit pouvoir tenir des propos racistes ou pédophiles sans traduire les idées de son auteur; une oeuvre d’art répercute les questions d’une société sur la sexualité, la violence, la montée des intégrismes sans en faire pour autant l’apologie. La liberté d’expression se trouve, à juste titre, limitée par diverses exceptions: diffamation, trouble à l’ordre public, incitation à la haine raciale, etc. Dans quelle mesure ces limitations concernent-elles l’oeuvre de création, qui construit une fiction qui ne peut se confondre avec la réalité? La réponse à cette question n’est pas simple et dépend à la fois des domaines de création artistique (arts plastiques, littérature, cinéma…) et des conflits entre différents droits et libertés (droit au respect de la vie privée, protection de la jeunesse…).
La réflexion n’est pas nouvelle, et la jurisprudence a longtemps accordé une relative tolérance à la fiction et à l’oeuvre d’art. Cette tolérance est cependant loin d’être systématique, surtout depuis que certaines associations se sont vu reconnaître la possibilité de se porter partie civile en cas de mise en péril de mineurs. Les deux affaires ci-dessus sont nées de plaintes déposées par des associations de défense de la jeunesse ou des valeurs religieuses.
Par ailleurs, indépendamment des censures et des condamnations judiciaires, des pressions s’exercent de plus en plus dans l’édition, l’exposition ou la programmation, en-dehors même des critères légaux. Après les attentats du 7 janvier 2015, les Français ont manifesté leur attachement à la liberté d’expression. Et pourtant, dans les mois qui ont suivi, on a assisté à des décrochages d’oeuvres, à des annulations de projections, au retrait d’affiches publicitaires… Les oeuvres concernées ne tombaient sous le coup d’aucune loi, le délit de blasphème n’existant pas en France: la peur des réactions du public, de vagues menaces, ou le coût d’une protection ont suffi à inquiéter les organisateurs.
Les missions et interventions de l’Observatoire
L’Observatoire s’est donné pour tâche de recenser et de dénoncer ces entraves à la création artistique dans tous les domaines et de promouvoir le dialogue plutôt que la censure ou l’action judiciaire. Son manifeste fondateur (1) insiste sur la distanciation consubstantielle à toute oeuvre d’art, « qui permet de l’accueillir sans la confondre avec la réalité ». Il s’agit donc de reconnaître à l’artiste-auteur une liberté de création qui ne se confond pas avec sa liberté d’expression, puisqu’elles ne sont pas du même ordre. Il n’est pas pour autant question de créer un statut privilégié pour l’artiste: il est responsable de ses productions, mais « toujours dans le cadre de la critique de ses oeuvres », selon des critères qui respectent sa démarche et le statut fictionnel de son travail.
Une fois le principe posé, il a fallu se mobiliser sur le terrain législatif. La censure préalable est encore prévue dans le domaine du livre (loi de 1949 sur la protection de la jeunesse) et du cinéma (Code du cinéma pour l’obtention d’un visa et la classification des films). La répression des oeuvre s’appuie sur la loi de 1881 concernant la liberté de la presse, de l’imprimerie et de la librairie, qui ne permet pas de distinguer la création artistique de l’opinion de l’auteur. L’Observatoire demande donc l’abrogation des articles permettant une interdiction des oeuvres et l’exclusion de la création du champ d’application des lois instaurant une sanction pénale des oeuvres en raison de leur contenu.
La liberté de création est sur le point d’être reconnue pour la première fois en droit français: la loi « liberté de création, architecture et patrimoine » actuellement en discussion au Parlement et déjà votée à l’Assemblée nationale, appuie ses motivations sur les travaux de l’Observatoire. Deux ans après la circulation d’un premier projet, cependant, l’article sur la liberté de création s’est réduit à sa seule affirmation (« La création artistique est libre »), sans encadrer son application, en particulier les éventuelles exceptions. L’Observatoire a alors demandé à ce que la diffusion soit également protégée. Il a été partiellement entendu, puisqu’à la demande du gouvernement, la liberté de diffusion a été ajoutée à l’article 2, traitant des politiques culturelles de l’État et des collectivités territoriales. Cela ne répond pas à toutes les questions, mais les discussions sont loin d’être closes.
Dans la pratique, l’Observatoire intervient en cas d’entrave à la diffusion des oeuvres: déprogrammation d’expositions, demande de retrait d’un visa d’exploitation, poursuites intentées à un artiste pour le contenu d’une oeuvre, vandalisme ou insuffisance dans la protection d’une oeuvre… Ces cas sont discutés en réunion ou sur une liste interne, puis font l’objet, le cas échéant, d’un communiqué relayé par les organisations membres. Les décisions sont unanimes et solidaires: l’écrivain s’engage aux côtés du plasticien, qui combat aux côtés du réalisateur… Il intervient également auprès des censeurs, alerte les pouvoirs publics, soutient les artistes et suscite des débats publics en concertation avec les médiateurs culturels, associations, commissaires d’expositions, galeristes… Le plus souvent, en effet, l’information sur le contexte de l’oeuvre permet de dépassionner le débat. L’oeuvre doit pouvoir choquer ou déranger, elle peut susciter la controverse, mais si le public ne peut y avoir accès, il ne peut exercer son droit à critiquer ou à juger.
(1) Cf. Manifeste de l’Observatoire, sur www.ldhfrance.org/sujet/observatoire-dela-liberte-de-creation.