Espace de libertés – Mars 2017

Allocation universelle: la précarité contre l’emploi


Libres ensemble
Le débat public bat son plein depuis quelques années de l’»allocation universelle» et pose une question essentielle: quelle est la place du travail dans notre société?

L’allocation universelle consiste à verser un revenu fixe et inconditionnel à toute personne, en remplacement partiel ou complet des prestations sociales (revenu d’intégration RIS, allocations de chômage et d’invalidité, pension, allocations familiales…). Cette définition, de prime abord claire, recouvre en réalité autant de dénominations (revenu universel, de base, liber…) et de contenus différents selon ses nombreux partisans, à droite comme à gauche de l’échiquier politique. En conséquence, le revenu universel s’apparente, selon la formule du chroniqueur Arnaud Leparmentier, à la pierre philosophale «qui permet de changer le communisme en ultralibéralisme et de transformer l’ultralibéralisme en communisme». Du coup, nous sommes dispensés de poser les vraies questions – supposées résolues comme par enchantement – par l’allocation universelle: à savoir le statut de cohabitant dans les réglementations du chômage et du revenu d’intégration sociale qui permet l’intrusion dans la vie privée des personnes, l’individualisation des droits qui assurerait l’égalité entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, le bas niveau des minima sociaux, le blocage des salaires, l’expansion du travail à temps partiel à l’origine de la pauvreté au travail.

Que resterait-il des protections sociales si l’on devait se résigner à un revenu d’existence en rupture complète avec l’emploi?

Institutionnalisation de la précarité

Cependant, derrière la diversité des formules promues par les défenseurs de l’allocation universelle, on trouve toujours le postulat de la fin du plein emploi. Ainsi, pour Philippe Van Parijs, principal promoteur de l’allocation universelle en Belgique, le plein emploi serait une idée du XXe siècle. Le XXIe siècle serait celui de la multiplication du travail atypique, indépendant, et à temps partiel. L’allocation universelle apparaît en conséquence comme l’institutionnalisation de la précarité.

À l’échelle de la société, à moins de supposer l’existence miraculeuse d’une source de richesse, les revenus qui sont distribués proviennent nécessairement du travail collectif. Par conséquent, on ne peut restreindre la sphère de l’économie productive pour subventionner un revenu universel d’un montant élevé puisque ce revenu serait nécessairement prélevé sur celle-ci. En toute hypothèse, une allocation universelle ne peut être que modeste et ne peut donc pas assurer l’indépendance économique des bénéficiaires. Ceux-ci seraient obligés d’accepter un travail à n’importe quel prix pour arrondir leur allocation. Il en résulterait une dégradation du marché du travail et la prolifération de «petits boulots» mal payés à côté d’emplois compétitifs dans le secteur marchand. Le revenu inconditionnel contribuerait ainsi à institutionnaliser, selon les termes de Robert Castel, «le précariat». Une allocation permettrait à l’État, en accord avec la doxa libérale, de se désengager de la politique sociale et d’attribuer aux groupes les plus fragiles, en contrepartie du bénéfice d’un revenu de base modeste, l’entière responsabilité de leur sort.

Pourtant le plein emploi n’est rien d’autre qu’une question de répartition. Aujourd’hui, malgré le fait que nous travaillons deux fois moins qu’il y a un siècle, notre pouvoir d’achat a considérablement augmenté et nous vivons mieux et plus longtemps. Le grand théoricien du plein emploi, John Maynard Keynes, préconisait dans l’entre-deux-guerres le plein emploi pour la fin du siècle (le XXe) à 15 heures par semaine. Le plein emploi a toujours consisté en la création d’emplois par la réduction du temps de travail.

Contre la protection sociale

Comme lors des révolutions technologiques précédentes, tout permet de penser que la société du futur sera intensive en travail. La transition écologique, les énergies renouvelables, les programmes de transports collectifs, les projets de refondation urbaine et d’assainissement de l’environnement sont porteurs d’emploi. Le plein emploi, pour autant que nous le voulions, peut aller de pair avec une réduction collective du temps de travail pour travailler tous et mieux.

Que resterait-il des protections sociales si l’on devait se résigner à un revenu d’existence en rupture complète avec l’emploi? Des droits forts sont nés du travail et le marché a été relativement domestiqué. Or, comme le souligne Robert Castel1, la remise en cause de ces mesures protectrices est précisément au cœur de la question sociale actuelle. Renoncer à mener des luttes sur le front du travail revient à accepter que les entreprises puissent puiser au moindre coût sur un stock de travailleurs potentiels, rémunérés par un revenu de subsistance médiocre et formant une nouvelle armée de réserve.

 


(1) Robert Castel, «Salariat ou revenu d’existence? Lecture critique d’André Gorz», mis en ligne le 6 décembre 2013, sur www.laviedesidees.fr.