Espace de libertés – Mars 2017

Le Front national, combien de «divisions»?


Dossier
Dédiabolisé mais toujours divisé, le FN a propulsé Marine Le Pen au centre de l’élection présidentielle. Au-delà du spectre d’une éventuelle accession au pouvoir, la contamination des idées de l’extrême droite dans la société française est déjà un fait. Au sein de la droite républicaine, certains pourraient être tentés par un alignement, voire un ralliement…

Par bonheur, aujourd’hui comme hier, la France compte une pléthore de chapelles d’extrême droite. Ses quatre grands courants – raciste, traditionaliste, souverainiste et poujadiste – se sont déclinés au fil du temps en d’innombrables mouvements, partis ou factions. Citons pêle-mêle boulangistes, liguards, catholiques intégristes, païens, cagoulards, vichystes, collabos d’opportunisme ou de conviction… Cette diversité est une chance car, historiquement, l’extrême droite française a toujours échoué à cause de ses propres divisions. Incapables de s’accorder sur une base doctrinale minimale, ses tenants se sont en effet constamment opposés avec une rare capacité d’autodestruction. Traversé de tensions, de rivalités et d’ambitions personnelles, le Front national manqua d’imploser en 1998 et connut alors une scission. Après une tentative avortée de putsch, le numéro 2 du parti, Bruno Mégret, suivi par une grande partie des cadres, créa le Mouvement national républicain, aujourd’hui disparu et relégué aux oubliettes des faits divers politiques. Cette tornade qui aurait pu saper les fondements du FN n’empêcha pas son fondateur, Jean-Marie Le Pen, d’accéder au second tour de l’élection présidentielle quatre ans plus tard. En 2002, celui qu’on surnomme «le Menhir» s’imposait au premier tout puis réalisait le plus mauvais score jamais enregistré par un candidat au second tour de la présidentielle. Ce fut son chant du cygne.

Historiquement, l’extrême droite française a toujours échoué à cause de ses propres divisions.

Pour l’heure, quelle que soit la configuration et les projections, Marine Le Pen est donnée comme qualifiée au second tour de la présidentielle. Inutile de s’aventurer à jouer les politologues à boule de cristal. Ceux qui s’y sont essayés récemment, sur Trump, le Brexit ou encore Alain Juppé, y ont gagné en ridicule. Avançons toutefois cette certitude: au second tour, Marine Le Pen réaliserait immanquablement un bien meilleur score que celui de son père. Là réside la véritable nouveauté et, partant, le plus grand danger. En tout cas, cette fois-ci, les dirigeants du FN aspirent à s’emparer du pouvoir et à gouverner. Ce qui n’a pas toujours été le cas, loin de là. Outre cette volonté, et bien que des fractures internes persistent, le péril est de deux ordres: d’une part, l’effet de contamination politique et sociale des idées portées par le FN et, d’autre part, un possible éclatement de la droite républicaine.

La «porno-star» du Menhir contre la «guestapette»

Front National divisionsBien qu’il ait le vent en poupe, le Front national reste divisé. La présidente n’a pas hésité à en éjecter son père manu militari, avant que celui-ci ne parvienne à faire valoir en justice ses droits historiques sur la formation et à conserver le titre de «président d’honneur» du parti qu’il a fondé. Rancunier mais réaliste et tacticien, le richissime Jean-Marie a fini par prêter six millions d’euros à sa fille Marine pour l’aider à mener sa campagne. Il est vrai qu’en 2014, pour boucler son budget malgré la répugnance des banques françaises à lui prêter de l’argent frais, le FN avait emprunté la coquette somme de 9 millions d’euros auprès de la First Czech-Russian Bank (FCRB). Mais patatras! Après la faillite de cette banque russo-tchèque, l’Agence d’assurance des dépôts bancaires russes (ASV) s’est mise en tête de réclamer le remboursement de l’emprunt. La situation financière du FN est donc plus que précaire, surtout que Marine Le Pen se voit réclamer par l’organisme européen de lutte contre la fraude (OLAF) une somme rondelette en raison d’une violation des règles d’utilisation des fonds alloués aux parlementaires européens. La présidente du FN n’est d’ailleurs pas la seule dans ce cas puisqu’une vingtaine d’emplois fictifs d’assistants parlementaires frontistes serait également dans le collimateur du Parlement européen. Le préjudice se monterait à plus de 7,5 millions d’euros. Le FN nie tout en bloc.

Reste que malgré son coup de pouce financier, Jean-Marie Le Pen compte bien continuer à jouer sa petite musique personnelle. Sous l’étiquette du «Comité Jeanne» (en référence, bien sûr, à sainte Jeanne d’Arc, réquisitionnée comme icône tutélaire de l’extrême droite française), il menace ainsi de présenter une centaine de candidats aux élections législatives qui suivront la présidentielle. Or, scrutin majoritaire, l’élection des députés entrave mécaniquement le FN. Les «Jeannettes» de Jean-Marie compliqueront immanquablement le sort des candidats de la formation dirigée par sa fille.

Le syndrome d’autodestruction a la vie dure

En fait, la violente guerre intrafamiliale des Le Pen est la face visible d’un problème de fond: la coexistence de deux lignes politiques opposées. Florian Phillipot, numéro 2 du FN, est l’artisan de la tactique gagnante de «dédiabolisation» du parti. Mais c’est également lui qui s’est chargé de «tuer le père», c’est-à-dire de se débarrasser de l’encombrante figure du «Menhir», ancien officier parachutiste durant les guerres d’Indochine et d’Algérie, ancien député poujadiste et cofondateur historique du FN en 1972. En conséquence de quoi, Jean-Marie Le Pen voue une haine inextinguible à celui qu’il qualifie de «guestapette», très fraîche allusion à l’orientation sexuelle de l’énarque. Figure montante et désormais incontournable, Marion Maréchal-Le Pen, députée et nièce de Marine, incarne, elle, la ligne dure chère à son grand-père, sans concession, à peine moins antisémite, qui joue avec délices de sa posture diabolisée. La jeune blonde (28 ans) fait un tabac sur ses terres d’élection du Sud-Est. «Les gens veulent se faire photographier à côté d’elle comme si c’était une porno star», déplore un cacique régional du parti Les Républicains, constatant une indéniable popularité.

Le vaccin républicain devenu inefficace

De profondes divergences opposent ces deux tendances du FN. Sur le plan économique, le père fustige le «dévoiement étatiste» de sa fille. Autre exemple, Marion Maréchal-Le Pen ne cache pas son opposition à l’avortement, ainsi suggère-t-elle de couper les subventions allouées au planning familial. Ce point est d’importance et illustre l’effet de contamination. Fin janvier, une «marche pour la vie» a rassemblé plus de 20 000 participants à Paris. Aux opposants à l’IVG et autres cathos-tradi, certains membres des Républicains, dont deux proches de François Fillon, ont explicitement signifié leur sympathie envers la manifestation. Le candidat Fillon a lui-même été taquiné sur ce thème. Il s’est en outre défini comme «gaulliste et chrétien». Deux convictions fort respectables, même s’il peut paraître surprenant d’arborer la seconde en bandoulière. C’est que la droite ne peut pas faire l’impasse sur le très puissant mouvement issu des manifestations de la Manif pour tous qui rassemblèrent plus de 1,5 million de personnes dans les rues de Paris contre la loi sur le mariage gay. Nous touchons ici à un électorat qui ne saurait être réduit à l’extrême droite. Bien plus large, il recouvre une autoproclamée «majorité silencieuse», plutôt traditionnelle mais pas forcément traditionaliste, qui s’est sentie attaquée dans ses valeurs. L’écho de la Manif pour tous, une gauche en miettes et à genoux, le discrédit d’une classe politique hors-sol, incapable de se renouveler et entachée de scandales et enfin la dédiabolisation réussie, conduisent une partie de la droite à se raidir et à s’aligner dans le sillage du FN.

En clair, la vraie question n’est pas celle de l’accession de l’extrême droite au pouvoir mais les futures alliances qu’elle va pouvoir nouer avec des formations et des élus républicains. Dans les esprits, la contamination idéologique, elle, est déjà acquise et a vaincu le vaccin républicain.