Après l’élection de Donald Trump aux États-Unis – et avant l’élection possible de Marine Le Pen en France –, il y a urgence à repenser les cadres d’analyse de la société et les modes d’action sur la société. Urgence, car il est évident que nous ne vivons pas une «crise» passagère, mais bien un «dérèglement» généralisé qui débouche aujourd’hui sur une mise à l’épreuve de la démocratie elle-même.
Le populisme est un discours qui prétend défendre un «nous» (national, ethnique…) contre deux groupes exogènes présentés comme nuisibles mais très différents quant à leur nature: d’une part, les «élites» dirigeantes et intellectuelles, réputées isolées dans leur caisson sensoriel et incapables de comprendre les souffrances du peuple. Et d’autre part les «étrangers», migrants ou immigrés, dont la présence massive constituerait une invasion menaçant l’intégrité du «nous». De plus, le populisme s’incarne dans une figure charismatique capable de donner corps à cette opposition «nous/eux». Ce que le leader promet au «nous», c’est la sécurité.
Un sentiment d’«insécurité culturelle»
Or aujourd’hui, les menaces proviennent directement ou indirectement de la mondialisation. Le populisme est une réponse fantasmatique, mais percutante, à un sentiment d’»insécurité culturelle» face à une globalisation perçue comme chaotique et illisible. La population majoritaire autochtone n’est pas la seule à éprouver cette insécurité. Ceux-là mêmes qui sont leur cible, les minorités «immigrées», se sentent également menacés et même humiliés par les conditions de vie qui leur sont faites et le rejet dont ils sont l’objet. L’opposition «nous»/»eux» opère donc ici aussi, mais de manière inversée – un «nous musulman» focalisant les rancœurs à l’égard d’une globalisation perçue cette fois comme l’œuvre d’un «Occident» dominateur et décadent. Au populisme des uns répond donc le communautarisme des autres.
Laïcisme et multiculturalisme en opposition
Deux discours dominants mais obsolètes structurent et saturent les débats médiatiques et politiques sur le «vivre ensemble»: le discours «laïciste» et le discours «multiculturaliste». Le premier se méfie des particularismes culturels et des appartenances religieuses qu’il voudrait confiner dans la sphère privée. Pour lui, les citoyens sont requis, avant toute appartenance religieuse, d’adhérer au socle de valeurs fondamentales de la démocratie. Conceptuellement, ce modèle remonte à Rousseau qui, dans le Contrat social, soutenait que les valeurs civiques devaient être érigées en «religion civile» au-dessus des religions particulières – idée reprise par Jules Ferry et les idéologues de la laïcité française. La conséquence pratique est l’interdiction des signes religieux dans la fonction publique et à l’école. Le discours «multiculturaliste», quant à lui, regarde positivement les différences culturelles et religieuses, et plaide en conséquence pour un pluralisme actif et une reconnaissance active des appartenances culturelles par l’État. Le modèle théorique est celui de la toleration anglo-saxonne – théorisée par John Locke dans ses Lettres sur la tolérance. La conséquence pratique la plus notable en est l’acceptation des signes religieux dans la fonction publique et à l’école.
Le laïcisme et le multiculturalisme apportent de mauvaises réponses à un vrai problème.
En fait, le laïcisme et le multiculturalisme apportent de mauvaises réponses à un vrai problème. C’est que, pour exister comme sujet, pour avoir conscience d’être soi, pour avoir le sentiment d’exister comme personne, tout individu a besoin d’un support d’existence, d’un socle, d’une assise. C’est le paradoxe de toute autonomie: être autonome, c’est être doté de supports sociaux d’existence, être relié, affilié à un réseau de propriétés et de protections à partir duquel je peux «faire société» avec les autres.
Mais à ce vrai problème anthropologique, le laïcisme et le multiculturalisme proposent un seul type de réponse (qui leur est du reste conceptuellement commun): l’appartenance, l’adhésion, l’identité – pluralité d’appartenances se reconnaissant les unes les autres pour le multiculturalisme, appartenance civique au-dessus des identités particulières pour le laïcisme. Ce faisant, laïcisme et multiculturalisme aggravent un phénomène dénoncé depuis longtemps: la surculturalisation des questions de citoyenneté, qui ne sont plus posées en termes de classes sociales et d’inégalités, mais d’identités et de vivre ensemble.
D’une dimension à l’autre
Pourtant la mondialisation n’est pas seulement le choc de cultures différentes, c’est aussi la mise en concurrence économique d’entreprises, de travailleurs et de territoires. Le défi est précisément d’essayer de comprendre comment ce qui se passe dans une dimension de l’existence produit des effets dans l’autre dimension – comment la marchandisation et la précarisation de la force de travail produisent des effets sur l’identité culturelle des individus, et comment, en retour, nos imaginaires produisent des effets sur la cohésion et la solidarité sociales.
L’enjeu est d’inverser la dynamique négative qui, en attisant la concurrence sociale et économique, provoque le repli identitaire culturel.
Le fait politique majeur de cette véritable «dé-démocratisation de la démocratie», c’est l’effacement progressif du clivage politique entre gauche et droite au profit d’un clivage d’une autre nature, territoriale, entre métropoles et périphéries. Mais comment endiguer cette «dé-démocratisation de la démocratie»? Comment éviter la ghettoïsation des immigrés et des pauvres dans les banlieues (en France), les «quartiers» (en Belgique) mais aussi celle des riches qui cultivent leur entre-soi social dans les zones résidentielles ou des quartiers urbains «gentrifiés»? L’enjeu est d’inverser la dynamique négative qui, en attisant la concurrence sociale et économique, provoque le repli identitaire culturel.
Solidarité universelle et citoyenneté sociale
Le nœud du problème se situe dans la crise des solidarités qui affecte très profondément nos sociétés. Car ce n’est pas la «crise» économique qui creuse les inégalités et détruit la solidarité; c’est au contraire l’affaiblissement de la solidarité qui aggrave les inégalités. Pour considérer l’Autre comme mon égal, et le traiter comme tel, il faut que j’éprouve au préalable à son égard un sentiment de fraternité, de civilité. Le sentiment d’être avec lui dans un monde commun. Pour le dire autrement, il faut que je ressente de façon tangible que mon support d’existence est le même que celui de cet «autrui» qui n’a pourtant ni les mêmes convictions, ni les mêmes origines, ni la même couleur de peau que moi. Contre le «welfare chauvinisme1» de la propagande populiste, qui réduit la solidarité à l’identité, il faut recomposer un socle de solidarité qui ne soit pas de nature ethnique, identitaire: autrement dit, retrouver le sens de ce qu’est la «citoyenneté sociale».
La citoyenneté sociale se caractérise par un double mouvement de démarchandisation (sur le plan économique) et de désencastrement (sur le plan culturel): démarchandisation puisqu’il s’agit, à travers les prestations de l’État social, de soustraire le socle d’existence des individus aux seules forces du marché en leur garantissant des protections sociales fortes. Désencastrement, puisqu’il s’agit de promouvoir les droits individuels (et au premier chef l’égalité de genre) contre toute forme de clôture communautaire ou de patriarcat. La dialectique entre démarchandisation et désencastrement répond à ce que l’on pourrait appeler «l’argument du danger de l’excès inverse»: quand il y a excès de propriété privée (marchandisation), il faut faire valoir les droits de la communauté, de la solidarité et privilégier le réencastrement; quand il y a excès de communauté (encastrement), il faut faire valoir les droits de la singularité, de la propriété (de soi) («mon corps m’appartient»). Un lien psychologique tangible s’établit alors entre l’émancipation individuelle et la transformation de la société, entre le «bien-être» de chacun et le «mieux-être» de la collectivité en général.
Il y a donc deux chantiers prioritaires: primo, l’État social doit être repensé sur une base postnationale et postsalariale; secundo, la laïcité doit être repensée en dehors des modèles laïciste et multiculturaliste dont nous avons vu les limites.
La démocratie, c’est le conflit
Concevoir la démocratie comme la recherche du consensus est erroné, car c’est nier le caractère fondamentalement conflictuel du politique. Mais c’est également dangereux politiquement, car cette dénégation ne supprime pas les conflits mais les condamne à opérer souterrainement, puis à ressurgir sous des formes plus violentes et destructrices. Le populisme est en fait la forme que prend le politique quand le conflit démocratique est forclos. Ce n’est pas un hasard s’il progresse partout où il n’y a plus de vrai débat entre projets de société concurrents, où droite et gauche font à peu près la même politique. Les frustrations se déplacent alors contre les étrangers ou les élites. De même avec le terrorisme: à partir du moment où il est impossible de contester politiquement l’hégémonie d’un pouvoir trop bien verrouillé, il ne reste que l’action violente – rendue carrément délirante par la surdétermination religieuse. C’est ainsi que, dans l’esprit de certains, «Occident» et «islam» deviennent des «nous» et des «eux» mutuellement destructeurs et voués à se faire la guerre.
On peine encore à voir comment pourrait se constituer un front démocratique solide contre le populisme et le «welfare-chauvinisme».
C’est pourquoi l’antidote à la guerre et à la violence n’est pas la paix et le consensus, mais le dissensus2 et l’agonisme3 démocratiques qui permettent la mise en forme et redonnent du sens aux passions politiques. Car tel est le paradoxe de toute démocratie: le conflit social, la lutte – voire l’insurrection – sont producteurs de liens, de solidarité et de citoyenneté.
Cependant, un changement de «système» ne vient jamais d’en-haut mais de la pression exercée par les forces populaires – même si, dans le même temps, aucune réforme sociale n’est possible sans une mise en forme politique et juridique par des «cadres» de la société. L’opposition de la Wallonie à la signature du CETA en octobre 2016 a été rendue possible à la fois par la mobilisation de la société civile et la volonté politique d’un gouvernement et d’un Parlement. Aussi limité que fût son impact sur le texte final, cette opposition a montré que «faire de la politique» était encore possible…
Pour faire bouger la société, il faut d’abord qu’elle se bouge elle-même. C’est de qui nous oblige à réinventer les formes du combat politique. Entre les partis traditionnels, obnubilés par l’occupation du pouvoir, et les mouvements spontanés (tels que les Indignés ou Nuit debout) sans stratégies ni objectifs, on peine encore à voir comment pourrait se constituer un front démocratique solide contre le populisme et le «welfare-chauvinisme» actuellement hégémoniques. Ce qui est certain, c’est qu’un tel front démocratique sera post-national (aucune politique ne pourra être pensée à l’avenir dans le seul cadre de l’État territorial classique) et articulera des luttes hétérogènes les unes aux autres (aucun «grand récit» ne peut intégrer dans une idéologie homogène mouvements sociaux, luttes de genre et combats antiracistes).
Pour sortir de la dialectique négative entre inégalités sociales et tensions identitaires, la perspective doit donc être à la fois citoyenne, sociale et laïque. Autrement dit, pour «sortir du mur», nous aurons besoin, selon la formule d’Antonio Gramsci, de «pessimisme de l’intelligence» et «d’optimisme de la volonté».
(1) Évolution que l’on observe dans des formations d’extrême droite comme le FN français et qui allie un certain discours social (sécurité sociale, consolidation des services publics, fiscalité…) à des positions radicales de fermeture culturelle, ethnique et nationaliste.
(2) Divergence de sentiments, dissentiment
(3) Forme de conflit où un groupe cherche à obtenir une position dominante mais en reconnaissant l’existence de l’autre.