Espace de libertés – Mars 2017

Dossier
fPour les générations d’après-guerre, le fascisme et le nazisme ont rempli le rôle de «méchants de l’histoire» car, outre leur dangerosité avérée, leur doctrine de haine reposait sur un nihilisme profond: ordre, pureté et ennemi à combattre. Les démocraties libérales ont donc appris à se méfier de leurs extrêmes droites, en n’hésitant pas à les assimiler à leurs figures de proue du passé, en particulier à Hitler1.

La victoire du Brexit, l’élection de Trump et le succès sondagier de Marine Le Pen déstabilisent les démocrates. Ils pensaient en avoir fini avec l’extrême droite. C’est oublier que l’histoire des idées est un éternel balancier qui ne s’arrête jamais. Aucun régime se prétendant stable et définitif n’a réussi à prospérer indéfiniment. Au regard de l’histoire, les 70 années de démocratie que vient de vivre l’Occident sont inédites mais elles nous ont sans doute endormis et placés dans un confort qui, à terme, pourrait nous être fatal.

L’impression de chaos pousse les individus à privilégier les visions du monde axées sur la force, la causalité et le recours aux boucs émissaires.

Un réveil douloureux

La chute de l’URSS a mis fin à un clivage du monde entre deux blocs. Mais cette issue a engendré une ère de désordre et de chaos, au sein de laquelle les replis identitaires ont réinvesti la place qui était la leur avant la guerre froide. Ce chaos politique se double d’une mondialisation économique qui est en décalage avec les promesses du libéralisme des origines: la circulation libre des capitaux a donné le pouvoir aux actionnaires et aux financiers d’une part, et dépossédé les entrepreneurs et les États, d’autre part. Le mérite n’est plus récompensé, ce qui dirige les gens les plus doués vers des professions financières aussi fortement rémunérées que déconnectées de la réalité et jette les classes laborieuses, dont l’outil de travail disparaît, vers le déclassement et la pauvreté. Et, surtout, le monde n’est plus appréhendable par une grille de lecture univoque. L’impression de chaos pousse les individus à se replier sur eux-mêmes, à considérer l’extérieur comme une menace, et à privilégier les visions du monde axées sur la force, la causalité et le recours aux boucs émissaires. C’est alors que les apôtres du simplisme sont apparus.

Le peuple contre les élites

Jusqu’aux années 2000, les politiciens d’extrême droite étaient des marginaux. Leur haine en bandoulière, ils ne se souciaient pas de parvenir au pouvoir. Ils puisaient, parfois sans vergogne, dans les références xénophobes et antisémites des fascistes d’antan. Mais leur irréalisme, ainsi que le souvenir encore vivace de la guerre, les faisait se heurter à un plafond de verre. Un plafond de verre, il faut bien le dire, maintenu aussi à force de discours moralisateurs et de valeurs lénifiantes, répétées tels des mantras (ex: «Le racisme est un délit») qui tendent à faire oublier les prémices dont elles sont issues, et qui a contribué à générer un sentiment d’exaspération dans lequel, tapis dans l’ombre, les apôtres du simplisme ont grandi et attendu patiemment leur revanche. À quoi les reconnaît-on? Ils abhorrent la gauche moralisatrice et les dispositifs antiracistes; ils sont sincèrement convaincus que la société est bâillonnée par un «politiquement correct» qui interdit de ne plus rien dire de dérangeant; ils utilisent l’expression «pensée unique» ou «bobo moralisateur» toutes les trois phrases; ils sont convaincus qu’une caste politique autoreproductrice se repose sur ses privilèges; ils dénoncent les médias et leur tendance à ne pas relayer les informations les plus dérangeantes. Ces apôtres ne sont pas nécessairement hostiles à la démocratie, mais ils se réclameront toujours du «peuple», qu’ils invoqueront sans cesse contre «les élites». Et, la fatigue de la démocratie aidant, dans un climat de chaos où les identités vacillent, ils proposent des arguments frappés au coin du bon sens.

Solutions faciles pour situations complexes

Trop de chômage? Stoppons l’immigration (et tant pis si l’Europe est en déclin démographique et que les travailleurs étrangers rapportent plus qu’ils ne coûtent: l’expliquer prendrait plus de 140 signes). Une menace terroriste? Arrêtons d’accueillir des réfugiés (et tant pis si les réfugiés fuient eux-mêmes les mêmes barbares que ceux qui mettent des bombes en Europe, car cela aussi est trop long pour Twitter). Ces apôtres, présents dans des partis d’extrême droite, ou marginalement dans certains partis de gouvernement, enrageaient depuis longtemps de piétiner devant les portes du pouvoir. Car contrairement à leurs aînés ouvertement fascistes, le pouvoir les intéresse. Ils pensent aisément pouvoir maîtriser les éléments les plus radicaux qui les entourent. Ils pensent sincèrement pouvoir courber la réalité foisonnante et déconcertante de ce monde en quelques mesures simples que personne n’a le courage de prendre à part eux – car, bien entendu, ils sont les seuls clairvoyants et courageux.

Quand le plafond de verre n’est plus

Mais aujourd’hui, ils jubilent car le pouvoir leur tend les bras. Le président des États-Unis est leur plus illustre représentant: lui-même issu de l’élite patrimoniale et financière, Donald Trump est parvenu à faire croire à des millions d’électeurs que la complexité du réel pouvait être repliée en quelques représentations binaires: «eux» contre «nous», l’Amérique contre le reste du monde. Le danger de ces personnages est qu’ils ne sont pas clairement situés de l’autre côté de la ligne qui sépare les démocraties des dictatures: ils semblent respecter le jeu démocratique, arrivent au pouvoir légalement, respectent en apparence le droit. Mais ils attaquent sans cesse cette ligne, ils dansent sur les démarcations. À chaque occasion, ils testent l’opinion publique, les médias, les adversaires politiques: réagiront-ils? Si oui, drapés dans notre dignité, ils se réclameront du peuple et dénonceront à nouveau le système et le politiquement correct. Si non? Très bien, ils continueront, et verront jusqu’où on les laisse avancer, jusqu’où ils parviendront à formater les esprits. À semer la colère et la haine pour mieux rester au pouvoir. Peut-être même, avant qu’on ne s’aperçoive, à remobiliser les notions d’ami et d’ennemi, voire de pur et d’impur. Voilà comment les apôtres du simplisme balaient les lignes, et permettent à ceux qui les entourent ou qui les suivent de constituer des dangers réels.

 


(1) De Smet, François, Reductio ad hitlerum, PUF, Paris, 2014.