Espace de libertés – Mars 2017

Burundi: les racines de la crise


International
C’est ce que l’on appelle une crise de basse intensité. Un génocide au compte-gouttes. Depuis plus de deux ans, le Burundi est prisonnier d’un cercle infernal. Alors que la crise a déjà fait un millier de victimes, que 320.000 réfugiés se pressent dans les pays voisins et que la majeure partie de l’élite burundaise vit en exil au Rwanda ou en Europe, chaque jour apporte son lot de cadavres.

Des politiciens sont tués à bout portant, des militaires tutsis sont exécutés sommairement, des jeunes perdent la vie au coin d’une rue de Bujumbura… C’est le lot quotidien du Burundi. Cependant, le pays a longtemps été cité en exemple: après une guerre civile de douze ans, les accords d’Arusha (2000) avaient ouvert une ère d’espoir. Alors qu’au Rwanda voisin, il est interdit de faire mention de l’appartenance ethnique car le régime estime que le clivage Hutu/Tutsi est une création datant de l’ère coloniale, la formule politique adoptée au Burundi a été radicalement différente: l’identité ethnique était assumée et la répartition des postes au sein du gouvernement, de la fonction publique et de l’armée établie suivant des quotas précis faisait l’objet de comptages minutieux. Durant quinze ans, cette arithmétique a désamorcé les peurs et les rancunes des uns et des autres.

Une revanche présidentielle sur l’histoire

Cet espoir s’est brisé lorsqu’en 2015 le président Pierre Nkurunziza a décidé de briguer un troisième mandat, rappelant qu’à l’occasion du premier, il n’avait pas été élu au suffrage universel, mais désigné au suffrage indirect. Il a fallu un certain temps pour comprendre la véritable motivation de cette violation flagrante des accords d’Arusha. Pour le président, il ne s’agit pas seulement de vouloir s’accrocher au pouvoir et à ses avantages matériels mais aussi de prendre une revanche sur une histoire ancienne et douloureuse.

En effet, le président et ses compagnons sont presque tous d’anciens réfugiés dits de 1972. À cette époque, désireux d’éliminer une élite hutue qui émergeait lentement, les militaires tutsis s’étaient livrés à un «génocide sélectif»: ils avaient systématiquement éliminé les intellectuels hutus, y compris les enfants du secondaire et les élèves de l’académie militaire, afin, disaient-ils, de «gagner une génération». À cette époque, le propre père du président Nkurunziza, un enseignant, fut étranglé avec la cravate qu’il portait pour donner ses cours. Des centaines de milliers de rescapés hutus s’enfuirent alors vers la Tanzanie et furent installés dans d’immenses camps de réfugiés, où ils ressassaient leurs souvenirs et aiguisaient leur soif de revanche. C’est à la suite des accords d’Arusha que fut entamé le retour de ces réfugiés désireux de retrouver leur maison et leurs terres, ce qui suscita d’innombrables litiges et problèmes fonciers.

Après l’exil, la soif de vengeance

Les démons de la haine ethnique, longtemps conjurés, sont revenus en force.

Les éléments les plus radicaux du CNDD1 sont les héritiers de cette tragédie: ayant grandi en exil, ils estiment que «leur tour est venu», qu’ils ont une revanche à prendre et que les accords d’Arusha (dont le CNDD n’était pas signataire) peuvent être remis en cause. Les démons de la haine ethnique, longtemps conjurés, sont revenus en force. Le pouvoir défie les sanctions de la communauté internationale, refuse le déploiement d’une force de police de 5 000 hommes que les pays voisins voudraient envoyer, et mène une propagande intense auprès des Hutus afin de raviver leur désir de revanche.

En outre, le CNDD s’est entouré d’une milice de jeunes, les Imbonerakure («ceux qui voient loin»). Au départ, le président, fervent religieux et champion de football, les présentait comme des équipes de sportifs. Mais, présents dans toutes les provinces, ces jeunes se sont vite révélés être des groupes militarisés, sinon fanatisés. Véritable bras armé du pouvoir, ils quadrillent tout le pays, surveillent leurs compatriotes et apportent leur concours aux forces de sécurité. Mais, surtout, chacun sait qu’en cas de malheur (l’assassinat du président par exemple) ils pourraient exercer de terribles représailles sur les Tutsi et sur les «modérés» hutus. Un scénario comparable à celui du Rwanda en 1994…

L’échec des tentatives d’opposition au pouvoir

Burundi génocideQue peut faire l’opposition? Une grande partie des leaders exilés a créé en Europe une plate-forme, le Conseil national pour le respect des accords d’Arusha (CNARED). S’y retrouvent d’anciens politiciens, hutus et tutsis, issus des formations signataires des accords d’Arusha, des leaders de la société civile, des représentants de la diaspora. L’unité du CNARED était renforcée par la perspective d’un effondrement rapide du régime et d’un retour au pouvoir des anciens politiciens. Mais au fil des mois, le CNARED s’est fissuré et les ambitions personnelles ont refait surface. Par ailleurs, au printemps 2016, une tentative de putsch militaire a été décapitée. Ce fut l’occasion d’une purge sévère au sein de l’armée, où tous les éléments de l’ancienne armée burundaise sont aujourd’hui systématiquement mis à l’écart, sinon victimes d’attentats ciblés. Ce fut aussi l’occasion de juguler la presse et de pousser à l’exil les derniers journalistes indépendants restés au pays.

Du côté des voisins, le Rwanda joue la discrétion et la Tanzanie ne se montre guère hostile. Quant au Congo de Joseph Kabila, il ne souhaite pas faire preuve d’ingratitude envers un régime qui, naguère, a laissé le libre passage aux rebelles tutsis du M23… S’ajoutent à cela des considérations économiques, le Burundi étant le lieu de transit obligé de matières premières (or et minerai) du Kivu voisin. Cependant, l’économie burundaise est en totale régression et des poches de famine sont apparues dans certaines provinces.

Mais une autre menace apparaît: tous les regards se tournent désormais vers un «homme fort» qui avait quitté la scène politique bien avant la tragédie actuelle, Hussein Radjabu, ancien compagnon de route du président. Normalement, ce cofondateur du CNDD aurait pu prétendre au poste présidentiel, mais il dut y renoncer à cause de sa confession musulmane.

Passé à l’opposition, celui qui fut le véritable parrain politique de Nkurunziza a lancé un appel à l’insurrection et, jouissant d’un solide crédit aussi bien dans le pays qu’à l’étranger, il représente à l’heure actuelle le seul véritable danger pour un système qu’il connaît d’autant mieux qu’il a contribué à le créer…

 


(1) Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie, parti burundais actuellement au pouvoir, présidé par Pierre Nkurunziza