Espace de libertés – Mars 2017

« Pas besoin de diaboliser le FN… Il est bien plus violent en vrai! »


Grand entretien

Une rencontre avec Lucas Belvaux

Dans son film «Chez nous», le réalisateur belge Lucas Belvaux dresse le portrait de Pauline, infirmière à domicile dans le Pas-de-Calais, qui petit à petit se laisse séduire par le discours populiste d’un parti d’extrême droite. Ce parti, le Bloc patriotique, est dirigé par une femme blonde au caractère fort qui a pris la suite de son père. Tiens, ça nous rappelle quelque chose…

Espace de Libertés: Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser un film sur l’extrême droite?

Lucas Belvaux: C’est un sujet qui nous tarabuste tous. La démocratie est notre bien le plus précieux, elle nous protège, nous donne une liberté de penser et nous permet de vivre à peu près en paix, en résolvant les problèmes par la discussion. L’extrême droite, elle, propose un modèle de société autoritaire. Elle monte un peu partout en Europe, prend le pouvoir parfois, en proposant des solutions qui semblent faciles et évidentes. Or, le monde est compliqué. Donc les solutions simples n’existent pas.

Dès la sortie de la bande-annonce en France, le film a été violemment critiqué par des membres du Front national. Vous avez été surpris par ces attaques?

Quand Gilbert Collard1 dit de nous que nous sommes des émules de Goebbels, ce n’est pas un dérapage, il pèse ses mots. C’est une façon de retourner la charge. Ils font ça tout le temps. Comme quand ils mettent Jaurès ou de Gaulle sur leurs affiches alors qu’ils ont tué le premier et ont essayé d’assassiner le second… Il n’y a pas d’échange, ils cognent et puis s’en vont. Et les militants prennent le relais sur les réseaux sociaux. À nous de contre-attaquer par médias interposés, par des débats dans les salles, en montrant le film. Je n’ai cependant pas voulu faire un film anti-FN ou un film militant. Je n’essaie pas de diaboliser mais de dresser un portrait le plus objectif possible du FN aujourd’hui en France. Être objectif, c’est être antipopuliste, car dès qu’on les regarde avec un peu de recul, c’est une horreur. Leur vision du monde se construit sur le conflit, la violence, l’autoritarisme et, à terme, sur la guerre. Si on ne croit qu’aux frontières, on ne croit qu’à l’opposition entre pays et entre peuples. Le populisme répond à la mondialisation. Or la mondialisation est aussi une ouverture, une façon de s’enrichir mutuellement. Eux ne sont pas dans cette vision-là. Ils pensent que ce que l’on a, on doit le garder. Ils se sont construits sur la prédation, le colonialisme, l’idée qu’être «chez nous», c’est aussi voler ce qu’il y a ailleurs.

Le père de Pauline est un ancien métallurgiste, militant communiste. Rien dans ses racines familiales ne la pousse à voter extrême droite. Pourquoi est-elle séduite?

Elle n’est pas séduite uniquement par des arguments idéologiques mais parce qu’elle a envie de s’engager et qu’elle est généreuse. Les dirigeants du parti extrémiste la manipulent. Elle est toute seule, en colère contre son père et contre la souffrance qu’elle voit autour d’elle. Elle a envie de faire quelque chose et que ça aille vite. La grande supercherie du populisme, c’est de faire croire aux gens que les solutions sont simples. Ce sont des idées qui s’expriment très facilement en 140 signes sur Twitter. Les idées démocrates et progressistes, elles, prennent en compte la complexité du monde, elles ont besoin d’explications, de temps. En politique, quand on veut changer fondamentalement une société, ça peut prendre 10 ans. En attendant, les gens souffrent et les populistes prospèrent sur l’exaspération et l’impatience. C’est plus facile de séduire les électeurs en disant «demain, ce sera plus facile» qu’en leur avouant «ben non, ça va être dur pendant 10 ans».

Dans le film, Pauline se dit séduite aussi parce que la dirigeante du parti est une femme…

Les femmes sont mises en avant dans les partis populistes pour deux raisons. Tout d’abord notre société porte encore un regard sexiste sur le monde. L’image de la femme reste apaisante, plus maternelle, plus terre-à-terre. Or en politique, que ce soit Thatcher ou d’autres, les exemples nous montrent qu’elles n’ont pas été plus douces. La deuxième raison, c’est un message un peu islamophobe: «Nous, on met les femmes en avant alors que l’islam, qui est incompatible par définition avec nos valeurs occidentales, ramène la femme à un statut d’objet et pas de sujet pensant

Vous montrez dans le film des personnages très violents, qui vont «casser du migrant» pendant la nuit. La violence est-elle inhérente aux partis extrémistes?

Ces partis ont besoin d’ennemis, ils sont contre tout: l’immigration, l’Europe, etc. Ils n’ont pas de réelle proposition positive: toujours contre, jamais pour. Ils sont extrêmement manichéens dans leur vision du monde: on est avec eux ou contre eux. Et si on est contre eux, ça passe par la violence, il n’y a pas de discussion possible. Tant que ça se passe à la télé, ça reste au niveau de la parole. Mais dès qu’on part dans la société, la parole dérape. Et quand on manque de parole pour s’exprimer, on en vient aux mains.

N’y a-t-il pas quand même une forme de racisme ordinaire dans la société?

Bien sûr, et c’est leur grande victoire. En 30 ans, les populistes ont réussi à libérer la parole, à force de répéter «on a le courage de dire ce que les gens pensent tout bas». En temps de paix, il y a une espèce de racisme bon enfant: on fait des blagues, on répond par des blagues et ça n’implique rien d’autre. On va quand même au foot ensemble, on travaille ensemble. Est-ce vraiment du racisme, d’ailleurs? On peut reconnaître la différence de l’autre, en parler et en rire. Ça devient grave quand ce n’est plus de la blague, quand la blague porte quelque chose de violent et qu’on sent que l’autre n’est plus le bienvenu. Les populistes ont apporté ça: le ressentiment et la haine. Mais cette haine peut redescendre et se dissoudre dans la fraternité, le respect de l’autre, dans les rapports quotidiens.

Difficile de ne pas voir les points communs avec le FN et Marine Le Pen. Était-ce indispensable pour que les spectateurs puissent s’identifier, quitte à ce que ça soit caricatural?

Ce n’est absolument pas caricatural. Je suis très en dessous de la réalité, je me suis retenu. C’est beaucoup plus violent en vrai. L’exemple de la fille qui se fait agresser par des enfants parce qu’elle arrache des affiches de la candidate populiste, c’est arrivé à une copine qui a arraché des affiches de Marine Le Pen. Ça s’est mal terminé. Même le personnage qui évoque Marine Le Pen, je ne la trouve pas plus caricaturale que Marine Le Pen elle-même. De toute façon, tous les leaders politiques nous montrent d’eux une image fabriquée. Je ne voulais pas me cacher derrière mon petit doigt. Je parle de la situation politique française, en pleine campagne électorale. Donc il fallait dire les choses précisément. Ce qui intéressera – ou qui heurtera –, c’est que ça parle d’aujourd’hui et de gens précis.

Votre film pourrait-il sensibiliser ceux qui seraient tentés par un vote FN en mai prochain?

Ce que je peux apporter, c’est de la distance et de l’intimité. Les populistes ne s’adressent pas à la tête des gens, à leur réflexion, mais à leur cœur, leurs tripes, leurs peurs. Le cinéma peut faire ça aussi, il peut prendre en compte et raconter cet inconscient. C’est la fonction de la culture depuis qu’elle existe. À travers Antigone, les Grecs racontaient déjà l’intime et le politique, la petite et la grande histoire.

Que le film soit surtout vu par des gens convaincus, c’est probable. Mais c’est la proportion des autres qui est importante. Chabrol disait: «J’ai l’impression d’avoir réussi un film quand un seul spectateur sort de la salle un peu différent de ce qu’il était quand il est entré.» Moi, j’aimerais que ce soit un peu plus qu’un… Mais un film, ça ne change pas une campagne électorale, je ne suis pas utopiste à ce point. En revanche, à long terme, avec un film plus un film plus un livre… la culture peut changer la pensée et les sociétés. Par contre, elle ne protège de rien. C’est comme l’intelligence: on peut être très intelligent et être un fou furieux. Mais sur une longue période, la culture fait bouger les choses.

 


(1) Homme politique français, membre du FN.