Espace de libertés – Mars 2017

« Marine Le Pen n’a rien inventé »


Dossier

Un entretien de Zeev Sternhell

L’historien Zeev Sternhell l’appelle «droite révolutionnaire». Elle a conduit au fascisme français. Elle constitue un fonds de commerce que Marine Le Pen gère mieux que quiconque.

L’échec de Nicolas Sarkozy, le «Penelopegate» et la dégringolade de François Fillon, l’éparpillement de la gauche socialiste… Tout cela conduit les sondeurs à penser que Marine Le Pen sera en tête du premier tour de la présidentielle française le 23 avril prochain. Ce succès annoncé est aussi la résultante d’une entreprise de respectabilisation du Front national. Mais sur le fond, Marine Le Pen ne diffère pas de son père comme le rappelle l’historien israélien Zeev Sternhell.

Avec une xénophobie et un racisme moins voyants, le nationalisme du FN est devenu une carte jouable.

Espace de Libertés: Zeev Sternhell, vous n’avez pas changé d’avis: Marine Le Pen est l’héritière d’une longue tradition historique, d’une conception de la nation qui s’oppose à celle des Lumières…

Zeev Sternhell: Il est faux de penser que le fascisme et la droite radicale appartiennent à l’histoire française et européenne depuis le tournant du XXe siècle. En fait, ils constituent une expression extrême de la tradition des anti-Lumières. Elle est devenue un phénomène de masse à la fin du XIXe siècle avec le boulangisme et l’affaire Dreyfus. L’antisémitisme qui apparaît alors est marginal. Il se répandra massivement par la suite.

Que veut cette droite?

La droite révolutionnaire a appelé le peuple à se dresser contre la démocratie. C’était une première au XIXe siècle. Sa définition de la nation est culturelle, ethnique, bientôt raciale. En cela, elle s’oppose à l’État-nation qui inclut un ensemble d’individus vivant dans un même cadre territorial et soumis à une même loi, comme l’ont voulu les Lumières au XVIIIe siècle. La droite révolutionnaire est constituée de plusieurs courants qui s’accordent sur le fait que la nation est un corps qui, à la manière d’un arbre, porte des feuilles. Ce corps a été forgé au cours de plusieurs siècles d’histoire. La culture et l’ethnie en sont les résultats, selon les adeptes de cette vision du passé.

On pourrait voir dans cette conception de la nation un certain romantisme. En réalité, elle va conduire à des atrocités.

Cette conception de la nation permettra en effet la déchéance des Juifs en 1940 au motif que le corps des citoyens n’est pas le corps national. Pour le régime de Vichy, on ne peut devenir partie intégrale de ce corps organique simplement au motif que l’on a un passeport. À la charnière des XIXe et XXe siècles déjà, Dreyfus fut considéré par ses adversaires comme n’appartenant pas à la nation française. Juif, il était étranger à la France. Sous Vichy, contrairement à ce que l’on croit, cette conception de la nation n’a pas été imposée par l’Allemagne. Elle faisait déjà partie intégrale de l’histoire de France. Les lois de Vichy sur le statut des Juifs ont abouti à considérer la Déclaration des droits de l’homme comme morte et enterrée.

Pourtant, beaucoup d’eau a passé sous les ponts depuis…

Oui, mais tout cela est toujours présent et remonte à la surface en période de crise. Le Front national représente toujours la révolte contre la démocratie libérale. Il est dans la continuité des Croix de feu, cette association d’anciens combattants des années 1927 à 1936. Il n’a rien d’un accident. Ce n’est pas la défaite de 1940 qui a créé l’idée que la nation est un corps naturel. Vichy s’en est saisi lorsque l’occasion s’est présentée, avec la volonté de mettre en application des idées qui existaient depuis longtemps.

Aujourd’hui, quelles circonstances expliquent le retour en force de ce nationalisme français?

La crise européenne, en partie. Bien qu’elle n’ait rien d’un désastre si l’on examine le chômage et l’inflation. On vit bien en Europe occidentale, surtout dans les six pays fondateurs de l’Union européenne. En dépit de cela, la situation en France veut que Marine Le Pen arrive en tête au premier tour de la présidentielle, même si elle ne gagnera pas le second face à ses adversaires coalisés. Mais ce succès prouvera qu’elle est à la tête du «premier parti ouvrier de France».

Quel crédit accorder à ceux qui affirment que Marine Le Pen est à cent lieues de son père, Jean-Marie?

Il y a une différence de style entre la fille et le père. Avec elle, le FN est désormais plus au centre de l’échiquier politique. Elle recherche la respectabilité, elle veut mâter l’antisémitisme au sein de son parti. En cela, elle prend ses distances avec son père et sa nostalgie de l’Algérie française, sa négation de l’holocauste, son poujadisme. Avec une xénophobie et un racisme moins voyants, le nationalisme du FN est devenu une carte jouable. Mais sur le fond, il n’y a pas de différence entre Marine et Jean-Marie Le Pen.

Les traditionalistes ont participé au succès de François Fillon lors de la primaire de la droite. Jusqu’à quel point sont-ils réceptifs à l’idée de nation telle que défendue par le FN?

La droite traditionaliste est toujours là. Sans le Penelopegate, Fillon aurait joué d’égal à égal avec Marine Le Pen pour la première place. Il reste que la droite traditionaliste apparaît poussiéreuse face à une droite révolutionnaire aujourd’hui forte et puissante. Cette dernière en appelle à toutes ces couches sociales qui se disent délaissées. Elles ont permis le Brexit et l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche. Le Parti socialiste ne peut plus parler en leur nom. Il reste Emmanuel Macron au centre. Mais l’appel de Marine Le Pen est autrement entendu par ceux qui disent que la France leur échappe. Le même sentiment a fait le succès de la droite révolutionnaire au début du XXe siècle.

À l’échelon mondial, l’élection d’un Donald Trump ne risque-t-elle pas de constituer un formidable amplificateur pour ces idées?

Ces idées sont partout, elles n’ont jamais disparu. Elles sont là, tout en sourdine. Pendant les Trente Glorieuses1, lorsque l’économie était en croissance et que l’État-providence assurait son rôle, elles étaient là aussi. Aujourd’hui, elles constituent une force sociale. Elles représentent une continuité et une réalité. Elles ne datent pas d’aujourd’hui ou d’hier. Marine Le Pen n’a rien inventé. Elle a utilisé le vieux fonds de commerce nationaliste. Il était là. Il n’attendait que l’occasion de se réveiller.

 


(1) De 1945 à 1975.