Espace de libertés – Mai 2017

« La mort n’a jamais autant été prise au sérieux »


Dossier
Dominique Jacquemin et Corinne Van Oost dialoguent à propos de l’euthanasie. L’un est infirmier et théologien, l’autre est médecin en soins palliatifs. Tous deux se définissent comme catholiques.

Espace de Libertés: Au sein du monde catholique, des voix divergentes se font entendre pour défendre l’euthanasie. Du moins, pour ne pas la condamner… Pourtant, la position de l’institution n’a pas changé d’un iota.

Dominique Jacquemin: C’est vrai. La position de l’Église est très claire: personne ne peut demander l’euthanasie. Ni pour soi ni pour autrui. Or sur le terrain, le changement est important. Il y a une évolution dans la prise en compte des demandes, y compris dans une majorité d’hôpitaux catholiques. Il y a aussi une ouverture pour un questionnement de fond. Pour tout médecin, quel que soit le réseau auquel il appartient, l’euthanasie n’est pas le bien qu’il voudrait. C’est un échec. À titre personnel, je ne pourrai jamais dire que l’euthanasie est un bien. Par contre, le chemin qui conduit à cette décision peut être, paradoxalement, le lieu d’un bien dans le respect de la personne en situation de demande. C’est ce que j’évoque à travers le concept d’ « éthique de la transgression ». Face à une demande d’euthanasie, le clinicien est invité à sortir de sa zone de confort. Il n’y a là aucune morale, à mes yeux, juste de l’éthique. C’est- à-dire qu’il faut arriver à reconnaître cette transgression par rapport à une manière habituelle de soigner. C’est l’une des grosses difficultés des équipes médicales. Mais une fois que cette situation de transgression est acceptée, on peut entendre la demande de l’autre, on peut cheminer avec lui jusqu’à l’acte d’euthanasie. C’est une façon de s’assurer que tout le chemin d’accompagnement jusqu’au passage à l’acte se fera dans une visée du bien.

Il est possible désormais, et la législation y a contribué, de construire sa mort en fonction de ses valeurs.

Corinne Van Oost: Le sujet reste difficile mais il est moins polémique depuis le changement d’archevêque. Des personnes croyantes continuent d’avoir du mal avec mes positions, souvent parce que ce n’est pas reconnu par l’Église. Par contre, quand on va plus loin dans la discussion, en particulier avec des chrétiens plus âgés et qui sont confrontés à des morts difficiles dans leur entourage, il n’y a aucun souci pour faire comprendre ce choix. Sur le terrain, cela évolue. Des aumôniers catholiques accompagnent des chrétiens qui demandent l’euthanasie. Ce qui reste difficile, par contre, c’est le rapport à l’euthanasie des institutions, notamment catholiques, actives en soins palliatifs. À mes yeux, c’est plus une protection des soignants pour préserver leur pré carré. Dans ma pratique, je vois beaucoup d’infirmières qui ne souhaitent pas accompagner la fin de vie du patient par l’euthanasie. Elles ne vivent pas très bien le fait que l’institution le leur impose. Elles ont l’impression de ne pas être respectées dans leur choix, celui des soins palliatifs, ou dans leurs convictions personnelles. Il y a un travail de réflexion à mener avec les équipes soignantes pour qu’elles arrivent à intégrer ces possibilités. Cela prend du temps et demande une organisation pour que tout le monde soit respecté, aussi bien le malade que les soignants.

L’Église se fonde sur la dignité inaliénable de la personne humaine pour s’opposer à l’euthanasie mais d’autres, favorables à l’euthanasie, se réfèrent à la même notion…

euthanasieDominique Jacquemin: Parler dignité en se référant à Dieu est un critère ontologique qui ne me satisfait pas du tout. Il ne renvoie pas au vécu des malades qui, eux, éprouvent, expérimentent la dignité en acte, face à la souffrance. Ils font surtout l’expérience d’être rencontrés comme sujets. Il faut dépasser ce concept de dignité, utilisé par tous, qui finalement ne nous aide pas à penser dans les pratiques.

Corinne Van Oost: Chacun doit définir ses propres limites par rapport à ce qui est acceptable ou pas pour lui. Il y a des situations graves, lourdes à supporter. Il faut l’entendre. L’euthanasie, c’est le respect de la demande de la personne au moment où elle la fait. Qui sommes-nous pour dire à quelqu’un de continuer à supporter cela? Ce que l’on doit faire, c’est aider chaque personne en souffrance à définir ses propres limites. C’est cela la dignité, à mes yeux. Pour l’Église, c’est encore difficile à entendre mais sur le terrain, elle laisse faire les gens en institution, en leur disant qu’ils ont une liberté de conscience. L’intérêt de la loi belge est d’être à mi-chemin entre une éthique anglo-saxonne, très individualiste, où la dignité est définie par chacun, et une autre plus latine, où la dignité est définie par la relation à autrui, par la société.

En Belgique, les lois successives dépénalisant puis étendant la possibilité de l’euthanasie aux mineurs entraînent-elles une forme de banalisation de l’acte?

Dominique Jacquemin: Je ne parlerais pas de banalisation. Quand on discute avec des cliniciens, particulièrement de l’euthanasie, je n’ai pas l’impression que la mort soit banalisée. Je me demande, au contraire, si elle n’a jamais été autant prise au sérieux qu’aujourd’hui. Se trouver dans l’obligation de devoir en parler, comme le prévoit la législation, permet de voir les choses plus sereinement. C’est devenu un lieu d’engagement du sujet, ce qui n’était pas le cas voilà quelques années. On sort au contraire de la banalisation.

Corinne Van Oost: Étonnamment, la loi est encore assez mal connue, y compris du monde des soignants. Il faut vraiment continuer à bien l’implémenter dans les institutions de soins, en particulier dans les maisons de repos, pour arriver à dédramatiser les choses. Pas mal de personnes pensent, notamment dans le monde chrétien, que la loi est mal appliquée, que le contrôle n’est pas très bien fait. Or, c’est loin d’être le cas. La commission de contrôle vérifie que la loi est appliquée. À mes yeux, c’est une bonne loi qui, bien appliquée, respecte le souhait des patients, notamment à travers les directives anticipées. L’un des enjeux, c’est qu’il faut donner des moyens aux soins palliatifs. Dans notre pays, il n’y en a pas assez. Pourtant, une loi a été votée cet été pour élargir leur définition à la dernière année de vie, mais il n’y a aucun arrêté d’exécution. Aujourd’hui, on n’a toujours pas droit aux soins palliatifs quand on est à six mois de sa fin de vie. Pour le moment, les médecins ne peuvent pas appliquer les soins palliatifs sans l’accord de la famille, ce qui conduit parfois à de l’acharnement thérapeutique. L’autre défi, c’est de la repréciser dans le cadre de la maladie d’Alzheimer. Des neurologues y travaillent. Cela mérite un vrai débat. Il y a des cas difficiles, et en tant que médecins, nous sommes dans le flou. Le récent débat des Pays-Bas face à la maladie d’Alzheimer, où l’euthanasie pourrait être appliquée en cas de « fatigue de vie », me laisse perplexe.

Une des grandes évolutions dues à la dépénalisation de l’euthanasie est que notre rapport à la mort aurait complètement changé.

Dominique Jacquemin: C’est vrai. Il est possible désormais, et la législation y a contribué, de construire sa mort en fonction de ses valeurs et selon les modalités que l’on souhaite. Ces situations cliniques nouvelles sont des appels à un sursaut de « mise en scène de l’humain », si je puis dire. L’autonomie de l’autre est d’abord, pour lui, une invitation à se faire comprendre, mais aussi à entrer dans des dynamiques de partage de sens, d’accompagnement… C’est ce qui se met peu à peu en place avec les directives de soins anticipés.

Corinne Van Oost: Les patients réfléchissent de plus en plus à leur manière de construire leur mort. Ce sont surtout les plus jeunes qui sont dans cette démarche. Les plus âgés, eux, restent plus réticents, sans doute par crainte d’embêter leur entourage… Dans cette construction, ce que je souhaite en tant que médecin, c’est que cela ne concerne pas uniquement les acteurs de soin, mais toute la société. Il faut sortir la mort de la médecine.