Espace de libertés – Mai 2017

Les Sauveur et les bouffeurs de vie


Dossier
Dans « En attendant le jour (1), François Sauveur, fils de l’oncologue et spécialiste des soins palliatifs Luc Sauveur, met en scène le cheminement de « bouffeurs de vie » qui ont choisi l’euthanasie.

Pour Pietro di Bari, ancien mannequin, sportif et séducteur impénitent, le corps était tout. Devenu tétraplégique à l’âge de 40 ans à la suite d’un accident, il a demandé à Luc Sauveur, oncologue et spécialiste des soins palliatifs au CHR de Namur, de l’aider à mourir. Pietro di Bari, pourtant, n’était pas en fin de vie. Simplement, la vie qu’il avait eue, celle qu’il avait voulue et rêvé d’avoir encore, avait pris fin brutalement. Ce handicap aurait été terrible mais supportable pour certains. Pour lui, il ne l’était pas. « La dignité, dit Luc Sauveur, est quelque chose de très personnel. » Ce sera la première euthanasie que pratiquera le médecin, en 2003, un an exactement après sa dépénalisation en Belgique. À l’époque, le débat est brûlant, le tabou immense. Une partie de son service lui tournera le dos. Depuis, Luc Sauveur a continué à poser cet acte. Plus d’une centaine de fois. Presque rien en regard de tous ses gestes de médecin. Mais un geste qui chaque fois le ramène à cette histoire initiale. Un homme qui, sans son corps d’avant, n’était plus lui- même et ne voulait plus vivre.

De ma chambre à la scène

Dans une vidéo qu’il a laissée en guise de testament, Pietro di Bari s’adresse directement à Luc Sauveur. « Docteur Sauveur, dit-il avec un sourire, face caméra, tu es la dernière perle d’amitié que j’ai eue. »  L’archive achèvera de convaincre son fils François Sauveur, metteur en scène diplômé en 2005 du Conservatoire de Liège, de porter à la scène cette histoire et autant d’années de réflexions issues des conversations familiales. « Dans cette vidéo, j’ai senti une telle volonté d’être entendu, d’être compris que cela m’a conforté dans le fait qu’il était juste de mettre sa parole sur le plateau. » Croulant légitimement sous une masse de considérations philosophiques, religieuses, éthiques et médicales, la question de l’euthanasie mérite aussi d’être approchées au plus près de ceux à qui, ultimement, la responsabilité revient: ces patients et médecins entre lesquels se noue une relation à chaque fois singulière, renvoyant les uns et les autres à leurs propres imites autant qu’à leur courage insoupçonné. « J’avais envie de parler de la réalité de terrain, qui va bien au-delà de la question du bien et du mal, de ceux qui sont pour et de ceux qui sont contre, où le travail est tout entier tourné vers l’écoute, la profondeur, la singularité des situations, l’empathie et, en même temps, la violence car mettre un terme
à la vie de quelqu’un, c’est toujours prendre sur soi cette violence »
, explique François Sauveur. Une violence qui ne peut être supportée que lorsque tout malentendu a été écarté. « Il y a cette exigence pour mon père d’être dans l’authenticité de cette relation-là, d’être sûr que c’est le dernier soin – puisque c’est le terme qu’il emploie – que la personne souhaite qu’on lui apporte. »

Faire « don de mort »

Si chaque demande d’euthanasie replace le médecin face aux mêmes questionnements, l’expérience apporte néanmoins quelque chose qui ressemble à de la sérénité. Ainsi voit-on, dans En attendant le jour, l’évolution de Luc Sauveur. « On ne devient pas blasé, bien sûr, mais la peur est moins présente. Je dirais même qu’au fil des années, on voit advenir chez mon père une forme de sagesse. » Faire « don de mort » implique en effet pour le médecin de se libérer de ce qui, peut-être, avait présidé à sa vocation: le désir aveugle de « combattre la maladie », de « sauver des vies », de réussir l’impossible. « Le problème relève de la formation des médecins, qui n’aborde pas du tout cette question de l’euthanasie. Mais c’est aussi une question de société plus large, une société qui n’accepte pas la mort. La mort est le point final de la vie: nous sommes programmés pour cela. Si l’on ne l’accepte pas, on est sans cesse en échec. Le patient, parce qu’il n’a pas réussi à se battre contre la maladie, sa famille parce qu’elle n’a pas réussi à lui donner assez de force pour se battre et en n le médecin parce que sa vocation est d’aider à vivre. »

Trois histoires, trois rapports à la vie

Pour construire ce spectacle, le jeune metteur en scène s’est inspiré de multiples histoires dont il a tiré trois personnages. « Je n’ai pas du tout essayé de faire quelque chose de réaliste. Tout est crédible et conforme à la réalité que vit le corps médical, mais la pièce laisse beaucoup de place à l’imaginaire. » Aux côtés de Marco – personnage inspiré de Pietro di Bari –, En attendant le jour met en scène Marianne, atteinte d’un cancer généralisé et qui n’ira pas jusqu’au bout de sa demande, et Jo, septuagénaire atteint de la maladie d’Alzheimer. « C’est un personnage de révolté, d’enfant rebelle qui quitte son milieu bourgeois à 18 ans pour faire le tour du monde, un homme qui vit de manière très rock’n’roll, qui se sent “noir à l’intérieur” et qui ne peut accepter cette perte de contrôle alors que, jusque-là, il a entièrement décidé de ce que sa vie devait être. » Autant de fortes personnalités que rassemble peut-être une forme d’hubris, ce désir d’obtenir un peu plus que la part consentie par le destin… « Tous ont été de terribles bouffeurs de vie. Or tout ce qu’ils aimaient, tout ce qu’ils étaient, n’a un jour plus été possible. Cette vie, ils ne pouvaient même plus la rêver. La question de la dignité intervient à ce moment-là », commente François Sauveur.

 


(1) Pièce que nous avons vue à Bruxelles au Théâtre des Martyrs lors de la représentation du 6 décembre 2016, NDLR.