Je garde en souvenir cette fin d’après-midi du 16 mai 2002 à la Chambre des Représentants. Dans le public, entourée des sénateurs Philippe Mahoux et Philippe Monfils, je réalisais avec une satisfaction teintée d’incrédulité que la loi relative à l’euthanasie venait d’être votée à une belle majorité.
Le même jour passait également la loi sur les soins palliatifs. Les débats avaient parfois été difficiles. Nous revenions de loin. À peine huit ans plus tôt, le pays avait frôlé la crise institutionnelle à propos de la dépénalisation de l’avortement. Nous avancions avec prudence, conscients de l’enjeu éthique. Et entendions l’argument de ceux qui considéraient que, s’il existe un droit à la vie, d’ailleurs protégé par les conventions internationales, l’homme n’a aucun droit sur sa vie. Mais nous pensions qu’il en existe un autre, tout aussi honorable, qui accorde à la personne un statut de responsabilité personnelle, le droit à l’autodétermination. Pour citer le chanoine Pierre de Locht: « Je perçois mal les raisons, même religieuses, d’enlever à la personne la responsabilité de sa mort », « on grandit la personne humaine et on lui impute de nouvelles exigences en lui reconnaissant le droit de décider ce qu’elle veut faire de la phase ultime de son existence. » (1)
Le rôle de la loi n’est pas d’imposer une morale au détriment d’une autre. Une société pluraliste et démocratique doit permettre à tout citoyen de vivre ce dernier acte de sa vie, sa propre mort, selon ses convictions intimes. Elle se doit aussi d’organiser la coexistence de différentes conceptions concernant le sens que l’on entend donner à sa vie et à sa propre mort.
Avant l’entrée en vigueur de la loi du 28 mai 2002, le geste de compassion du médecin qui répondait à une demande d’euthanasie de son patient était qualifié d’assassinat. Il ne pouvait se dérouler que dans la clandestinité et cela engendrait peur et dissimulation ainsi que le recours à des médicaments non adéquats.
2002, année charnière
Avec le recul, on peut dire que les trois lois votées en 2002 – l’euthanasie et les soins palliatifs, d’initiative parlementaire, et les droits du patient, loi quant à elle d’origine gouvernementale – ont provoqué une révolution dans la relation médecin-patient. L’autonomie et la dignité de la personne ont reçu une consécration légale. Les paradigmes ont été bousculés: hier, le médecin, au nom de son savoir, décidait tout dans le « meilleur intérêt du patient ». Aujourd’hui, l’on tend vers la décision partagée: après avoir été dûment informé, le patient consent à un traitement ou le refuse. Son refus peut être anticipé par l’expression de ses volontés dans des directives qui seront éventuellement relayées par son mandataire ou son représentant légal. Pour ce qui concerne l’euthanasie, l’initiative revient au patient qui en fera la demande à son médecin et celui-ci peut y consentir ou refuser de poser cet acte.
Il ne s’agit pas d’accorder un droit de vie ou de mort au médecin. Certains d’entre eux, particulièrement en soins intensifs, oncologie ou gériatrie, sont confrontés à la mort tous les jours. Leur quotidien est de prendre des décisions qui auront un impact sur la durée de vie de leurs patients: ne pas commencer ou arrêter un traitement, donner des doses massives d’opiacés pour calmer la douleur, engager une sédation continue.
Certes, ces législations ont consacré des principes que l’on voyait émerger dans la doctrine et la jurisprudence depuis un certain temps déjà. Ces questions se trouvaient au cœur des préoccupations des pionniers de l’ADMD fondée en 1982. Ces hommes et ces femmes venus d’horizons professionnels, culturels, philosophiques ou religieux différents étaient conscients que l’évolution de la médecine tendait vers une plus grande technicité, source d’éloignement du patient quant aux prises de décision. Dans une société qui voyait grandir une aspiration à plus d’autonomie, il était également fondamental que l’être humain puisse se réapproprier les décisions concernant son corps, sa vie et sa mort. Une première étape a été de proposer aux membres de l’ADMD ce qu’on avait nommé le « testament de vie ». En vérité, le citoyen se projetait bien au-delà de décisions portant sur des traitements médicaux. Il y était question de volontés de funérailles laïques ou religieuses, et aussi de ce qui était à ses yeux une n de vie digne. Déjà, la revendication de l’euthanasie apparaissait.
Bien nommer les choses
D’aucuns, craignant sans doute l’amalgame « euthanasie = nazisme » auquel se livrent trop souvent les adversaires de cette liberté, voudraient utiliser des périphrases. Sauf dans un contexte sociopolitique particulier comme celui de l’Allemagne, il n’existe aucune raison de se priver de ce mot qui caractérise bien la chose. L’étymologie grecque nous conforte en ce sens: « euthanasie » signifie en effet « la bonne mort ». Dès le XVIIe siècle, le philosophe Francis Bacon indiquait le chemin à suivre: « Les médecins doivent apprendre et approfondir l’art d’offrir aux mourants les conditions favorables à une mort douce et paisible en réduisant, le plus possible, leurs douleurs et leurs tourments par des traitements et par une alimentation appropriée. Cette mort douce ressemble à un agréable sommeil. » (2)
La loi du 28 mai 2002 a permis de créer un espace de liberté où nul n’est contraint mais où chacun peut se déterminer.
En Belgique, l’article 2 de la loi du 28 mai 2002 définit l’euthanasie en tant qu’« acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci ». Jetons aux orties les divers qualificatifs tels que volontaire/involontaire, passive/active qui n’ont plus de raison d’être et qui ne peuvent qu’embrouiller les esprits. Et sachons que pour les adversaires, quel que soit le mot, la critique existera toujours. Ne nous définissons donc pas par rapport aux opposants, mais bien de façon positive sur la base de nos valeurs.
Comme le disait le socialiste flamand Fred Erdman, compagnon de route de Roger Lallemand, la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie n’est pas la solution mais une solution. Elle a permis de créer un espace de liberté où nul n’est contraint mais où chacun peut se déterminer. Le patient atteint d’une affection grave et incurable qui lui cause des souffrances physiques ou psychiques inapaisables peut, en toute conscience, faire une demande d’euthanasie auprès de son médecin. Commence alors le dialogue qui amène les protagonistes à une décision partagée. Ce sera ou non l’euthanasie, le choix d’une date et de la manière, avec très souvent la présence de proches et de membres du personnel soignant. Le passage de la vie à la mort peut être éventuellement ponctué par un rituel, aux accents laïques, chrétiens ou autres, selon la volonté des personnes concernées.
Est-il temps pour l’ADMD de ranger son tablier?
L’euthanasie a été dépénalisée, le « testament de vie » est désormais reconnu légalement. On pourrait aujourd’hui songer à une « fin digne » de l’ADMD elle-même, puisque ses objectifs ont été atteints. Or, la tâche de cette association qui compte aujourd’hui plus de 8.000 membres est loin d’être achevée.
En quinze ans, nous avons connu un changement de mentalité considérable. Les législations de 2002 concernant les droits du patient en général et l’euthanasie en particulier ont permis de donner vie à ces droits. Cependant, il existe toujours des freins. Par exemple, il est encore difficile pour certains médecins d’entendre que le patient souhaite être informé et décider des examens et traitements qui lui sont proposés. La médecine est loin d’être une science exacte, les professionnels sont parfois de piètres communicateurs et il leur est parfois compliqué de faire preuve d’humilité et de reconnaître leurs limites. C’est aussi à nous, patients actuels ou en devenir, de prendre nos responsabilités. Grâce à ces législations, nous disposons aujourd’hui d’outils.
Mais rien n’est jamais acquis. Et le retour sur la scène publique de mouvements intégristes religieux nous rappelle à la réalité: le balancier de l’histoire peut toujours mettre à mal les libertés conquises.
Enfin, si l’euthanasie a pu être étendue aux enfants par la loi du 28 février 2014, d’autres chantiers sont toujours ouverts. Par exemple: la suppression de la durée de validité de la déclaration anticipée d’euthanasie et du formalisme attaché à sa rédaction, l’extension du champ d’application de cette déclaration au-delà de l’exigence de l’inconscience irréversible, la clarification des conditions à l’exercice de la clause de conscience, parfois détournée en usurpant la notion d’objection de conscience, etc.
Pour terminer par une note positive, laissez-moi exprimer ma fierté d’avoir ainsi pu contribuer à cette œuvre d’émancipation humaine.
(1) Lettre adressée en 1994 au Dr Yvon Kenis, alors président de l’ADMD.
(2) Encyclopédie sur la mort et la mort volontaire à travers les pays et les âges sur www. agora.qc.ca.