Installé en milieu rural, en province de Liège, je pratique l’euthanasie depuis 2002. J’ai eu l’occasion de vivre et d’accompagner la fin de vie de certains de mes patients qui avaient estimé que cette forme particulière de départ leur paraissait être le meilleur choix. J’ai également accompagné des confrères confrontés à des demandes du même type.
L’euthanasie fait partie du soin, elle est « un soin ». Comme dans toute démarche de soin continu (ou palliatif), elle repose sur le respect de la parole donnée par le soignant à son patient de l’accompagner jusqu’au bout, de prendre au sérieux « le dire » du patient, d’entendre sa prise de parole, et ensuite d’élaborer avec lui les modalités de son départ. La médecine moderne permet de soulager la souffrance physique et d’accompagner la souffrance psychique. Il me paraît essentiel, quand la mort s’annonce ou que les conditions de vie deviennent insupportables ou vides de sens pour le patient, de bien l’informer de toutes les possibilités qui s’offrent à lui. Entendus par des soignants attentifs qui repèrent la peur de souffrir, le besoin d’être encadré, le désir de ne pas mourir seul, beaucoup choisissent le soin palliatif. D’autres, rares (2% en statistiques stables), choisissent eux-mêmes du jour et de l’heure, et fixent la limite, pour eux indépassable, de la dégradation physique ou psychique.
La loi est bonne et sage
La législation permet – oserais-je dire « enfin! » – de mettre le patient au centre du processus et d’affirmer la primauté de sa parole sur celle de quiconque, fût-il médecin, théologien, avocat, ou autre. L’euthanasie se prépare, longuement, en redonnant du sens et du poids aux mots; le tragique de l’existence se rejoue là, dans ces moments où personne ne « se défile ». « Si j’arrive à la conclusion que je veux la “piqûre”, me la feras-tu, docteur? » Je n’ai jamais douté que mon rôle de médecin était d’accéder à cette demande, après le compagnonnage nécessaire et en vérifiant l’adéquation à la loi.
Si j’admets que des confrères peuvent éprouver des réticences à pratiquer ce geste, j’avoue ne pas bien les comprendre: la liberté du praticien, son « tragique », devrait-elle passer avant celle du malade, du souffrant, de celui qui a fait le long chemin de l’acceptation du réel, et veut partir « les yeux ouverts »? Aucun médecin ne fera vivre ses patients éternellement. L’accompagnement de leur fin de vie est inscrit au cœur même du projet thérapeutique; pour moi, elle en est même la quintessence: s’il y a quelque chose de sacré, c’est la relation thérapeutique, le respect du contrat. Ces fins de vie par euthanasie sont les plus authentiques et tendres qu’il m’ait été donné de vivre car la parole a circulé, les choses se sont dites, on s’est préparé au départ.
Notre société cache la mort, elle fait vivre l’illusion que le réel n’advient pas, et qu’on peut passer sa vie en une éternelle distraction. Les patients qui choisissent l’euthanasie nous rappellent que le réel a bien lieu, que la mort nous attend, et que notre seule certitude est qu’il y a une vie avant la mort.
Les patients qui choisissent l’euthanasie nous rappellent que le réel a bien lieu, que la mort nous attend, et que notre seule certitude est qu’il y a une vie avant la mort.
Laissons à la mort son mystère, et, quelles que soient nos croyances, essayons de vivre une vie bonne et créative. Les patients que j’ai euthanasiés sont morts sereins, sans peur, accompagnés. Il m’a semblé que, dans cette construction assumée de leur départ, ils désiraient laisser un message de vie à leurs proches, leurs êtres chers, et plus largement à la société tout entière: « N’ayez pas peur, ne laissez pas passer votre chance de vivre une vie pleine de choix et de risques; soyez pleinement vivants, comme moi je le suis au moment de ma mort. »
Un certain serment
Pour justifier leurs refus de pratiquer l’euthanasie, et même remettre en question le bien-fondé de la loi, certains confrères invoquent le serment d’Hippocrate. Ce serment, que tout médecin prête à la fin de sa formation, dit en son article 4: « Je ne remettrai à personne du poison si on m’en demande ni ne prendrai l’initiative d’une telle suggestion; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif ». Hippocrate est considéré comme le « père de la médecine » pour sa tentative de définir les contours de l’art de guérir, et de l’affranchir de la philosophie. Le serment qui porte son nom a été rédigé il y a plus de 2500 ans et a jeté les bases de l’éthique médicale. Mais, comme tout texte historique, il doit être replacé dans le contexte dans lequel il a été produit. En particulier ce passage sur l’interdiction de « donner la mort » qui, pour un Grec de cette époque, fait plus référence à une aide au suicide qu’à la suppression des souffrances en fin de vie.
Il est toujours dangereux de prendre au pied de la lettre des écrits historiques et l’époque que nous traversons en est une bien triste illustration: que de massacres et de violences au nom d’écrits soi-disant sacrés! Le temps d’Hippocrate était marqué par des structures sociales, des conditionnements, un rapport à la violence et à la capacité du soin bien différent du nôtre. Pour moi, attacher une importance et une délité absolue à cette parole venue d’un autre âge est aussi vain, erroné et dangereux que la démarche de certains croyants qui, de l’écrit, font une justification à des actes qui nient l’existence de l’autre.
La médecine n’est pas une science, c’est un art
La médecine est l’art de la relation à l’autre, de l’actualisation de sa présence au monde, ici et maintenant. De tout temps, les médecins ont aidé leur semblable à mourir, en soulageant les souffrances autant que possible et, parfois, en hâtant leur mort. L’art de guérir a progressé grâce à des médecins plus soucieux d’être au chevet du malade que de répondre aux interdits de leur temps. Quand la mort s’approche, l’art du médecin consiste à nommer les choses, les situer avec le malade dans son histoire singulière, et créer avec lui les conditions d’un départ digne. Il n’y a aucune dignité à souffrir en mourant, il n’y a aucune dignité à se faire « voler sa mort » par les a priori et les idéologies d’autrui.
LéoFerrédisait: « Ils te tairont, les gens; les gens taisent l’autre; ils canaliseront sur toi leur air vicié, tout puant de certificats d’étude et de catéchisme ombilical; c’est vraiment dégueulasse. » Être médecin, tenter de pratiquer l’art de guérir, c’est l’inverse: ne taisons pas l’autre, accordons crédit à sa parole et sollicitons-là!