Espace de libertés – Mai 2017

Le long combat des Chiliennes pour l’IVG


International
« Yo decido » (1), « Mi cuerpo es mi territorio » (2), « Aborto libre » (3). Les slogans qui s’égrènent sur les pancartes et les ventres dénudés dans les manifestations au Chili pour défendre le droit à l’avortement sont les mêmes que partout ailleurs. Pourtant, avec le Nicaragua, le Salvador et Malte, ce pays fait partie du cercle restreint des États qui interdisent l’IVG dans tous les cas.

Même l’Irlande ou la Pologne, pourtant imprégnées de culture religieuse, ont ni par introduire des exceptions. Mais le Chili n’a toujours pas franchi le pas. La raison tient autant dans la puissance de l’Église que dans l’incapacité du pays à mener à son terme le travail de mémoire lié à la période de la dictature.

Comme ailleurs en Amérique latine et centrale, le double héritage colonial espagnol et catholique est très prégnant. Pourtant, dès 1931, une loi très libérale autorisait l’avortement thérapeutique avant que le fœtus soit viable et, ce, pour protéger la vie ou la santé de la mère. Dans les années 1960, le Chili était même à l’avant-garde du contrôle des naissances et de la santé reproductive. La victoire de Salvador Allende aux élections présidentielles de 1970 allait conforter cette avance. Lui-même médecin et ancien ministre de la Santé, défenseur de la médecine sociale, Allende était convaincu que la santé de la population dépend avant toute chose de son niveau socio-économique. Mais sa politique économique keynésienne, ses vagues de nationalisations et ses réformes sociales lui vaudront rapidement une haine féroce des milieux économiques mais aussi de l’Église catholique qui lui reproche notamment l’introduction du divorce.

Interdiction du divorce et de l’avortement

Après le coup d’État de 1973 et la prise du pouvoir par le général Augusto Pinochet, l’Église exige l’interdiction du divorce et revient sur la question de l’avortement. Dès 1974, durant les travaux précédant l’adoption d’une nouvelle Constitution, Jaime Guzmán, professeur de droit, idéologue de la junte militaire, proche de l’Église et de l’extrême droite, tente d’imposer dans la loi fondamentale l’interdiction de l’IVG. Il déclare devant la commission constituante que « la mère doit avoir l’enfant même s’il est anormal, même si elle ne l’a pas souhaité, même s’il est le résultat d’un viol ou même si elle doit en mourir ». Il n’obtiendra finalement pas gain de cause et la Constitution de 1980 délèguera au législateur le soin de trancher la question. La junte militaire instaurera une politique nataliste mais ce n’est que bien plus tard, juste avant de quitter le pouvoir en 1989, que Pinochet fera voter l’interdiction légale de l’avortement.

Depuis 1990 et la transition démocratique, plusieurs partis politiques ont introduit des propositions de loi pour revenir à la situation d’avant 1989. Toutes ces propositions se sont heurtées à l’opposition de l’Église et des partis qui lui sont proches. Pourtant, le nombre d’avortements clandestins est estimé à au moins 70.000 par an. Comme ailleurs, les femmes qui disposent de moyens suffisants avortent discrètement dans des cliniques privées. Les autres, soit la grande majorité, doivent avorter dans des conditions précaires et souvent dangereuses. Des associations et des mouvements féministes comme Linea Aborto (« Hotline avortement ») aident les femmes à avorter en leur procurant informations et médicaments abortifs mais ces initiatives sont illégales, précaires et insuffisantes.

Un projet de loi en cours de procédure

Plus que la pression des organes internationaux, c’est l’ampleur des mouvements sociaux initiés par le mouvement étudiant en 2010 qui fait bouger les lignes. Une loi de santé publique impose à l’État l’obligation de réguler et faciliter l’accès à la contraception, y compris à la contraception d’urgence. Durant la campagne de 2013 pour les élections présidentielles, Michelle Bachelet, médecin et ancienne directrice de l’agence ONU Femmes, promet de libéraliser l’avortement. Une fois élue à la présidence, elle dépose un projet de loi qui prévoit la dépénalisation partielle de l’avortement dans trois cas seulement: anomalie grave et létale du fœtus, danger pour la vie de la mère et viol. Le texte a été approuvé en mars 2016 par la Chambre des députés et est encore actuellement à l’examen au Sénat.

Si le projet actuel passe, l’avortement restera un délit au Chili et ne sera autorisé que dans trois cas restrictifs.

Dans son exposé des motifs, le projet de loi souligne que le Chili est un État laïque qui reconnaît à toute personne le droit de mener sa vie en fonction de ses convictions. À côté d’arguments de santé publique, le projet insiste sur l’obligation de l’État de respecter l’autonomie des femmes. Or si le projet actuel passe, l’avortement restera un délit au Chili et ne sera autorisé que dans trois cas restrictifs. Il n’est donc pas question d’avortement à la demande, sans avoir à se justifier. Le projet de loi prévoit en outre d’accorder aux médecins une clause de conscience: moyennant l’obligation de prévenir à l’avance l’institution médicale pour laquelle ils travaillent et l’obligation d’envoyer la patiente chez un confrère qui accepte l’intervention, les médecins pourront, sauf en cas d’urgence, refuser de pratiquer une IVG en raison de leurs propres convictions religieuses.

Le pied dans la porte ou la porte au nez?

Les mouvements féministes chiliens s’accordent à trouver le projet de loi insuffisant mais sont divisés entre deux stratégies. D’une part, celle qui consiste à militer contre ce projet en dénonçant ses lacunes. Non seulement sur le principe, mais aussi parce que les avortements que ce projet permettrait de légaliser ne représentent que 5 à 10 % du nombre total (estimé) d’avortements au Chili. La crainte est que si ce texte est approuvé par le Sénat, le sujet soit politiquement mort pendant au moins dix ans. Et, d’autre part, la stratégie du pied dans la porte: la loi est certes insuffisante mais doit être vue comme un premier pas. Une fois que des IVG seront pratiquées légalement au Chili, il sera difficile de ne pas étendre la loi dans un futur raisonnablement proche. De son côté, Michelle Bachelet espère que le Sénat approuvera définitivement le projet de loi avant la fin de son mandat. Les prochaines élections présidentielles et législatives auront lieu le 19 novembre. Si Sebastián Piñera devait l’emporter comme les sondages le laissent penser, ce serait un coup dur pour la dépénalisation de l’IVG: catholique déclaré, il s’est toujours opposé à l’avortement, même en cas de viol. Dans tous les cas de figure, le long combat des Chilien.ne.s pour le droit à l’avortement est loin d’être achevé.

 


(1) « C’est moi qui décide ».

(2) « Mon corps, c’est mon territoire ».

(3) « Avortement libre ».