Espace de libertés – Octobre 2016

« La squadra e il compasso »


International
L’immigration italienne en Belgique n’a pas commencé avec les accords bilatéraux dont on a célébré le 70e anniversaire cette année. Pendant l’entre-deux-guerres, de nombreux Italiens ont fui le régime de Mussolini pour trouver refuge à Bruxelles. Parmi eux, de nombreux francs-maçons persécutés par les tristement célèbres « squadristi » et autres « camicie nere ».

Avec la prise de Rome par l’armée royale italienne en septembre 1870, l’Italie est enfin unifiée. Dépossédée de ce qui restait de ses États séculiers, la papauté se claquemure alors dans une attitude de refus hautain qui ne prendra fin qu’en 1929 avec les accords du Latran. L’Italie a connu à ce moment-là une période, aujourd’hui souvent oubliée, qui verra la mise en place d’un État libéral (au sens étymologique) moderne. Les différents gouvernements de cette époque compteront pas mal de francs-maçons dans leurs rangs, notamment aux commandes de l’enseignement public. Pendant la Première Guerre mondiale, l’Italie, alors alliée de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, hésitera longtemps avant de s’engager finalement aux côtés des Alliés.

« Il Bel Paese » au sortir de la guerre

Mais à l’issue du conflit, l’Italie ne va pas bien. Elle a été saignée à blanc, son économie est en piteux état et cette première expérience du feu en tant que nation constituée a traumatisé beaucoup de monde. C’est alors que surgit le mouvement fasciste, lancé par un ancien journaliste socialiste, Benito Mussolini, et qui recrute notamment chez les anciens combattants. Très vite, le Mouvement national fasciste balaie toute opposition sur son passage et, dès 1924, il s’en prend aux « sociétés secrètes » dont, bien entendu, la franc-maçonnerie fait figure de proue. Mais elle n’est pas la seule: l’influent mouvement de la libre pensée (notamment l’Associazione nazionale del libero pensiero Giordano Bruno) est également dans le collimateur des fascistes.

La double persécution des libres penseurs italiens

Il est vrai que Mussolini est très soucieux de donner des gages à l’Église catholique qui, elle-même, est en guerre contre les libres penseurs de tout poil dont, notamment, le Grand Orient d’Italie, principale obédience maçonnique italienne. Il est vrai également que les maçons sont d’indécrottables internationalistes alors que le fascisme joue à fond la carte du nationalisme pur et dur. De plus, les maçons sont souvent des bourgeois libéraux, anticléricaux, proches des idéaux de la gauche démocratique et constituent par là même un sérieux obstacle politique pour le mouvement fasciste.

Les persécutions contre les francs-maçons vont prendre plusieurs dimensions: après les déclarations incendiaires de Mussolini, les squadristi, qui constituaient une sorte de milice d’extrême droite née dans les décombres de l’après-guerre, vont s’en prendre physiquement aux francs-maçons. Des violences sérieuses se produiront un peu partout, avec comme point d’orgue une sorte de « Saint-Barthélémy » antimaçonnique, en octobre 1925 à Florence. Mais la persécution ne s’arrêtera pas là car, très vite, lois antimaçonniques sont édictées, les squadristi se livrent impunément à des rafles et des humiliations publiques. La chasse aux fonctionnaires maçons est lancée, des saccages de loges ou de domiciles privés de francs-maçons se répètent un peu partout à travers le pays.

Les maçons sont effrayés et paralysés. Par naïveté, opportunisme ou cynisme, certains d’entre eux avaient même apporté leur soutien au mouvement fasciste naissant. Mais en 1926, les obédiences maçonniques doivent se dissoudre, sous peine d’y être contraintes par la loi ou par les événements. Cette période est d’ailleurs celle de la consolidation du régime mussolinien et coïncide avec la liquidation du mouvement communiste et le musellement de toute l’opposition démocratique.

Reddition, résistance et exil forcé

Comment réagissent les maçons italiens? Certains vont s’opposer et entrer en résistance. Mais beaucoup, au contraire, vont se rallier au régime et même imaginer qu’une sorte de franc-maçonnerie fasciste est possible, ce qui n’est pas l’épisode le plus glorieux de l’histoire de la Maçonnerie italienne. Enfin, un certain nombre vont s’exiler, en particulier vers la France et la Belgique. Le choix de ces deux pays se comprend. D’une part, la proximité culturelle avec le monde francophone joue à fond car beaucoup de bourgeois italiens parlent ou comprennent le français. Mais, d’autre part, certains contacts noués durant la Première Guerre mondiale sont encore vivaces. Des amitiés personnelles vont être réactivées et vont permettre à un certain nombre de maçons italiens de trouver refuge, aide et assistance.

Belgique et France, terres de déplacés

Mais ce n’est pas tant les organisations maçonniques constituées que des maçons à titre individuel qui s’engagent réellement dans le « sauvetage » des Frères transalpins. D’ailleurs, les autorités politiques françaises et belges ne voient pas tout cela d’un très bon œil. Pour elles, qu’on aime ou pas le fascisme, l’important est de garder des relations diplomatiques correctes avec ce grand voisin qu’est et restera à jamais l’Italie.

Mais en réalité, ce sont probablement les réseaux politiques, socialistes notamment, qui ont joué un rôle déterminant dans l’accueil réservé aux exilés italiens, en particulier en Belgique. En France, paradoxalement, l’accueil a été moins chaleureux et moins décisif mais il est vrai que les Italiens y étaient sensiblement plus nombreux.

Enfin, être un Italien en Belgique ou en France dans les années 1930 ne constitue pas nécessairement une garantie de sécurité. En effet, les espions de Mussolini pullulent et opèrent une surveillance étroite des exilés, francs-maçons ou autres. À un tel point que l’OVRA, la police politique secrète du régime fasciste, réussit à infiltrer les loges maçonniques et envoie régulièrement à Rome des rapports extrêmement détaillés sur ce qui se passe à Bruxelles ou à Paris; ces documents sont aujourd’hui consultables dans des fonds ouverts aux chercheurs.

La persécution des maçons en Italie durant la période fasciste a été jusqu’ici relativement peu étudiée.

Le travail proposé par l’historienne italienne Nicoletta Casano constitue probablement l’une des études les plus passionnantes qu’on ait pu lire ces derniers temps sur l’histoire de la franc-maçonnerie. En effet, la persécution des maçons en Italie durant la période fasciste a été jusqu’ici relativement peu étudiée, ce qui donne d’autant plus de valeur à la thèse de doctorat qu’a soutenue Nicoletta Casano à l’ULB sous la direction d’Anne Morelli. C’est une version adaptée pour le grand public qui vient donc d’être été publiée aux éditions Garnier. Elle comble un manque important avec brio, intelligence, rigueur et un sens de la nuance qui fait honneur à son auteure.