Espace de libertés – Octobre 2016

D’il à elle: une « transition » exemplaire?


Dossier
Le complexe « Ville-Port 2 » à Saint-Nazaire, c’est elle. La cité Montreau-Ruffin à Montreuil, en région parisienne, c’est celle également. Mais c’est surtout en raison de son parcours transitaire qu’Olivia est passée sous les feux de l’actualité. Elle a été en effet la première femme à être tolérée au sein du Grand Orient de France. Une révolution!

Dans le civil, Olivia Chaumont est donc une architecte urbaniste française spécialisée dans la conception de nouveaux quartiers, dans la réhabilitation de zones dites « sensibles » ou encore de friches industrielles. Mais, lorsqu’elle était encore un homme, elle éprouvait un gros problème. Née dans la peau d’un petit garçon, elle mène longtemps une vie en apparence tout à fait banale. Mais au fond d’elle-même, elle sait très tôt qu’il y a eu une erreur quelque part. Dame Nature n’a pas bien fait son travail: elle est une fille égarée dans un corps de garçon. Ce n’est qu’à l’âge de 40 ans qu’Olivia va entreprendre le long et périlleux parcours de la transition. Le problème est d’arriver à faire coïncider le corps apparent avec le genre vécu à l’intérieur. Du point de vue médical, ce qu’on appelle la « réattribution de genre » se maîtrise plutôt bien: traitements hormonaux, chirurgie plastique, assistance psychologique… les techniques sont au point. Mais juridiquement, socialement et politiquement, c’est une autre paire de manches.

Le genre, c’est politique!

Olivia s’en rend vite compte. Elle décide alors de s’impliquer dans la lutte afin d’engager son pays dans la voie d’une modernisation de l’approche du problème. En effet, sur ce sujet comme d’autres, la France reste à la traîne par rapport à d’autres pays européens comme, par exemple, la Belgique. Avec l’association Homosexualité et socialisme, Olivia entreprend alors un travail de conscientisation auprès du personnel politique, souvent largement ignorant des tenants et des aboutissants de la problématique. Il est vrai que ce n’est pas un sujet très porteur pour un élu car il reste encombré d’idées toutes faites et d’une imagerie sulfureuse. Il faudra d’ailleurs beaucoup de courage à la députée socialiste française Michèle Delaunnay pour, en 2011, déposer un projet de loi visant à démédicaliser et dépsychiatriser le parcours de transition. Une démarche qui ne portera ses fruits qu’en mai 2016 avec l’adoption d’amendements à la loi de modernisation de la Justice. Bien que cette avancée législative représente un grand pas en avant, les associations transgenres la jugent encore loin d’être parfaite mais enfin, pensent d’autres, elle a le mérite d’exister.

Cependant, le combat politique ne masque pas une autre facette importante du parcours personnel d’Olivia Chaumont. Lorsqu’elle était encore d’apparence masculine, elle était en effet entrée au Grand Orient de France, organisation maçonnique, à l’époque, exclusivement composée d’hommes. Or, la question de l’admission des femmes dans cette obédience qui reste la plus ancienne et la plus importante de France est depuis très longtemps l’objet de débats âpres. Des débats qui remontent pratiquement au début du XXe siècle et qui n’ont trouvé d’issue qu’il y a quelques années à peine.

Un frère devenu sœur?

En 2009, alors que son parcours de transition aboutit enfin à son changement d’état civil, Olivia Chaumont interpelle le conseil de l’Ordre (l’instance dirigeante du GODF) pour lui demander de l’acter également. Gros embarras à la rue Cadet, siège du Grand Orient de France, car au même moment, le débat sur la mixité fait rage dans les loges. La question qui taraude les francs-maçons n’est pas tant le principe de l’accession des femmes aux « mystères de la franc-maçonnerie » – qui existe depuis plus de cent ans avec la Fédération internationale du droit humain – que le fait de savoir si des femmes peuvent être reçues dans des loges où, depuis plus de trois siècles, seuls des hommes avaient le droit d’entrer. Un débat qui pourrait apparaître comme byzantin mais qui n’en finit pas, en France comme en Belgique, d’opposer les francs-maçons entre eux.

Dès 2010, le GODF avalise le cas d’Olivia et ouvre donc la voie à une mutation historique de l’obédience.

Les instances du GODF tenteront d’abord de faire la sourde oreille. Le cas d’Olivia est en effet inédit et mettrait l’organisation devant le fait accompli. Devant cette réalité qui dépasse la fiction, l’alternative est cornélienne: ou bien Olivia est expulsée de l’obédience et cela provoque un beau tollé public. Ou bien son changement d’état civil est entériné mais, dès lors, rien ne s’oppose plus à ce que d’autres femmes rejoignent également des rangs du Grand Orient de France… Dès 2010, le GODF avalise le cas d’Olivia et ouvre donc la voie à une mutation historique de l’obédience sur ce sujet toujours très controversé. À l’heure qu’il est, la situation reste délicate car une partie des frères fait toujours de la résistance à la mixité, tandis que, de facto, une situation de large tolérance prévaut concrètement sur le terrain. Quant à Olivia, elle sera la première femme à participer et à s’exprimer lors de la grande réunion annuelle des représentants de l’obédience. Et elle deviendra ensuite « vénérable maître » de sa loge, ce qui lui permettra de faire valoir son parcours et son expérience auprès de ses frères et sœurs, non seulement en France mais aussi ailleurs en Europe.

Comme le règlement du GODF, les mentalités évoluent

On ne peut pas dire qu’Olivia ait fait vaciller à elle toute seule l’édifice des représentations mentales des tenants de l’exclusive masculiniste au sein de l’organisation maçonnique la plus puissante de France. D’autres maçons s’étaient attelés à cette tâche depuis longtemps, et pas qu’au Grand Orient d’ailleurs. Mais il est certain qu’Olivia a donné un fameux coup de pied dans la fourmilière. Après elle, rien n’a plus jamais été « comme avant ».

En tout état de cause, le cas d’Olivia Chaumont est emblématique d’une évidence: les mentalités évoluent. Des tabous tombent, des réalités qu’on ne voulait pas voir ou dont on ne voulait pas entendre parler se révèlent au grand jour. Les personnes nées dans le « mauvais corps » ne sont pas légion (environ 150 chaque année en France) mais leur cas révèle l’une des particularités les plus complexes de l’être humain: celle de la relation intime entre l’identité et le genre. Identité de genre et pas seulement identité sexuelle, comme on la conçoit encore beaucoup trop souvent.