Espace de libertés – Octobre 2016

Une vision « souverainiste » du territoire


Entretien

L’entretien de Pierre Jassogne avec Astrid von Busekist

Qu’elles soient solides ou symboliques, durables ou éphémères, les frontières séparent davantage qu’elles ne rapprochent. Professeure de théorie politique à Sciences Po, Paris, Astrid von Busekist, a étudié dans son essai « Portes et murs » une frontière particulière, celle de l’ « eruv », un mur immatériel qui privatise une portion de la voie publique pour permettre aux juifs de respecter leurs interdits religieux. Une manière d’interroger notre espace commun et la tolérance démocratique à la différence.

Espace de libertés: Remise en cause de l’espace Schengen, crise migratoire… l’Europe a mis en avant la question des frontières. Comment expliquez-vous le retour en force de ce sujet?

Astrid von Busekist: C’est un réflexe classique. La peur de l’autre conduit à des comportements de repli. Or dans un monde globalisé, et malgré le renforcement des contrôles, la fermeture – toute relative – des frontières n’empêchera jamais un migrant de prendre la route pour chercheur ailleurs ce qu’il a perdu chez lui. En outre, l’accueil des réfugiés et des personnes en danger dans leur pays d’origine est réglé par des conventions internationales auxquelles tous les pays doivent se soumettre. S’il y a une position commune européenne, elle n’existe que sur le papier car nos pays réagissent différemment à cette crise: l’immigration se pose davantage en termes de sécurité et d’identité dans l’Europe centrale et orientale, davantage en termes de justice et de souveraineté en Europe occidentale. Le paradoxe dans tous ces débats, c’est l’exclusion de ceux qui sont à la fois affectés et soumis aux lois liées à l’immigration: les migrants eux-mêmes.

Clôture eruv en Israël.Même relative, la fermeture des frontières est pourtant l’idée qui prédomine…

L’une des raisons, à mon avis, est la confusion entre territoire et espace. Nous avons une vision « souverainiste » du territoire: il nous appartiendrait comme nous posséderions une voiture ou une maison. Par conséquent, celui qui souhaite « partager » notre territoire, est suspecté de vouloir se l’approprier. Or il n’y a pas de « propriété » du territoire, seuls les impérialistes le pensent. En revanche, nous pouvons partager l’espace (l’espace urbain, multiculturel, fait d’une multiplicité de cultures est un bon exemple). Cela ne veut pas dire renoncement aux frontières elles sont importantes en tant que bornes ou limites de notre individualité, mais elles peuvent être ouvertes et poreuses, jeter des ponts, faire porte.

Faire porte justement, c’est tout l’enjeu de l’eruv, la frontière sur laquelle vous vous penchez?

L’ingéniosité de l’eruv est unique. Il n’y a pas d’équivalent dans les autres religions. La question de la tolérance en revanche est importante. Elle ne va pas de soi. Ce sont les cours de justice qui ont réglé les différends, et qui ont, à chaque fois, tranché en faveur de l’eruv. La vertu de ces débats a été très claire: en obligeant les adversaires et les défenseurs à négocier, à trouver un consensus, la Justice les a obligés à faire un exercice de traduction et d’interprétation des valeurs démocratiques. Les uns, les religieux, devaient traduire les préceptes de la religion dans le langage de la raison publique, les autres, partisans d’un espace public vierge de toute empreinte religieuse, devaient se gendarmer pour ne pas légiférer au sein de la loi juive.

Outre en Israël, l’eruv est présent aux États-Unis, au Canada, en France et en Belgique, à Anvers notamment. Sur ce dernier point, est-ce que cette présence en Belgique a donné lieu à des batailles juridiques comme ce fut le cas aux Etats-Unis?

Non, l’érection de l’eruv n’a suscité aucune querelle en Belgique, pas plus qu’en France, à Strasbourg notamment, le seul eruv existant. Peut-être parce qu’en Belgique comme en France, on a compris que l’»eruv» ne menace en rien l’autorité publique régulière: l’eruv est un mince fil, à peine visible, qui n’enferme pas, qui n’exclut pas, qui n’est signifiant que pour les observants et qui favorise plutôt qu’il n’empêche les interactions sociales.

En analysant les débats qui ont entouré la création des eruvin, vous montrez qu’une négociation est possible entre le respect du droit et le fait religieux. Peut-on dire que c’est là aussi le prix de la démocratie?

Oui, c’est exactement cela. Il est possible de nouer un dialogue entre les principes qui gouvernent la démocratie, et trouver la bonne articulation entre ceux-ci, notamment entre le principe de la séparation (entre privé et public, entre la religion et le politique, entre l’individu et la communauté); et le principe du partage qui passe par la laïcité (neutralité et non-discrimination) et la tolérance (l’impartialité et les critères généraux, valables pour tous). L’évaluation de ces débats permet d’interpréter très concrètement la hiérarchie de ces principes, et de juger de l’acceptabilité d’un tel dispositif pour la majorité en tenant compte de son utilité ou de sa valeur pour la minorité.

En cela, cette question des frontières montre que la démocratie est moins cet « art de la séparation » qu’il n’y paraît à première vue.

Pour peu qu’elle engage le débat, la démocratie est parfaitement capable de composer avec des populations très diverses, des communautés de foi très variées. La justice, dans le cas de l’eruv, a relevé le défi: tous les jugements que j’ai examinés sont équilibrés et permettent de comprendre que l’eruv peut être compris comme un rituel commun, un seuil que les deux parties franchissent, ensemble, qu’il peut y avoir un paradigme contractuel entre groupes, sans renoncer aux principes qui gouvernent le vivre ensemble. C’est une leçon sur le pragmatisme politique. Les principes importent, mais le tissu social n’est pas fait de principes, il est fait d’interactions concrètes qu’on n’encourage ou qu’on n’empêche pas à coup de législations ad hoc.

Peut-on dire selon vous dans nos sociétés que la laïcité pourrait jouer ce rôle de frontière symbolique?

La laïcité est un principe fondamental, mais il faut s’entendre sur ce qu’il veut dire exactement. Historiquement, la laïcité est une sorte de cécité volontaire, une abstraction utile: laos veut dire tout le monde, sans mettre personne à part. Il ne s’agissait pas de séparer l’homme de la religion, mais de protéger à la fois la religion, en la renvoyant dans le privé, car elle était trop précieuse pour être gouvernée par l’État comme le dit Hobbes, mais aussi l’État en le libérant des prescriptions de la foi. Il s’agissait de créer un espace vide en quelque sorte, à disposition égale de tous. Les deux exigences afférentes sont la liberté de conscience et la non-discrimination vis-à-vis des croyances et entre les croyances; et les deux principes qui la gouvernent sont la séparation et la neutralité. Cela, c’est la théorie. Les débats sont cependant toujours contextuels et évoluent: le seuil, la frontière, entre ce qui est tolérable ou ce qui ne l’est pas au regard de ces principes, varie selon le contexte et les périodes. Une laïcité stricte peut aliéner certaines populations et pratiques tandis qu’une laïcité trop ouverte peut générer des comportements de rejet.

Vous écrivez que les démocraties occidentales connaissent régulièrement des manifestations de rejet d’ordre religieux ou ethnique. Aujourd’hui, les manifestations de rejet concernent l’islam. Comment analysez-vous cette problématique?

Cette question est difficile. L’histoire du burkini montre qu’il n’est pas besoin de monuments imposants et de frontières massives pour susciter l’hostilité. Certaines religions, l’islam en l’occurrence, sont perçues comme défiant les principes républicains de laïcité et d’égalité entre les hommes et les femmes davantage que d’autres. Dans un contexte du « retour du religieux » comme on disait dans les années 1990, et de la radicalisation d’un certain nombre d’individus, le burkini a été le révélateur d’un problème plus profond avec lequel la France se débat, dans un dialogue de sourds, depuis au moins l’affaire du voile au début des années 2000.