Espace de libertés – Novembre 2017

24 heures dans la vie d’une femme… à Molenbeek. Une interview de Fouad Laroui


Libres ensemble

Une interview de Fouad Laroui

L’écrivain marocain Fouad Laroui publie « L’Insoumise de la Porte de Flandre ». Une fable à la fois féministe, cocasse et terrifiante, qui dresse le portrait d’une révolte.


Espace de Libertés: Votre dernier roman aurait pu s’appeler 24 heures dans la vie d’une femme. Sauf qu’ici nous ne sommes pas au bord de la Riviera, mais à Molenbeek. Comment avez-vous découvert cette partie de Bruxelles?

Fouad Laroui: J’ai découvert Molenbeek bien avant que l’endroit ne devienne tristement célèbre. J’ai habité Bruxelles au début des années 1990 où je travaillais comme expert sur les modèles macroéconomiques pour la Commission européenne. J’adore marcher. Je pense d’ailleurs avoir parcouru les 19 communes à pied! Déjà, à cette époque, Molenbeek m’avait frappé par son côté très marocain. Je suis ensuite revenu en résidence à Passa Porta, rue Dansaert, à deux pas de la porte de Flandre et du canal, pour ceux qui connaissent la géographie de la ville. Je suis retourné me promener régulièrement à Molenbeek. Et j’ai écrit ce livre. C’était avant les attentats de Paris. Sur le chemin, je croisais toujours une jeune femme en niqab. Et, je me demandais: qui est-elle? Je pensais: « Derrière ce niqab, il y a une personne. Intelligente, peut-être même érudite. Une jeune femme avec un regard sur le monde. » Et je trouvais insupportable l’idée qu’elle doive se soumettre à la loi des hommes de son quartier qui la regardent passer, debouts dans la rue, désœuvrés, et qui lui sont intellectuellement inférieurs. Pour certaines femmes, cette situation n’est pas un problème. Mais, pensais-je, pour toutes les autres, c’est infernal. Je me suis alors posé la question: comment se révolter? En profanant cette injonction religieuse sans en avoir l’air.

Évacuer Dieu de l’espace public, pour moi, c’est une manière de le respecter.

Au cœur de votre roman, il y a Fatima, jeune femme belge d’origine marocaine, étudiante à l’ULB. Quand elle traverse le canal, elle troque une identité pour une autre, quitte son niqab pour une petite robe légère, comme si dans chacun de ces mondes, elle devait porter un uniforme. Les placez- vous sur le même pied?

Il y a quelque temps, j’ai assisté au discours d’une écrivaine algérienne. Celle-ci rejetait les deux injonctions « tu te vêtiras » et « tu te dévêtiras », en les plaçant sur le même plan. Ce n’est pas mon cas. Le fait, pour une femme, de ne pas s’habiller de façon sexy, de refuser de devoir plaire partout et tout le temps, n’a pas de conséquence sur sa liberté de conscience. L’injonction religieuse « tu te vêtiras » va bien au-delà du vêtement. Il symbolise la soumission à l’homme. Elle a quelque chose de totalitariste par essence.

Vous faites du corps désirable de Fatima une arme contre tous les machismes. Rejoignez-vous en cela un certain type de féminisme « prosexe » qui considère que le corps, le plaisir et le travail sexuel sont des outils politiques dont les femmes doivent s’emparer?

Si Fatima utilise son corps, c’est pour que l’on cesse de la réduire à lui. Dans ce sens, la dernière phrase de mon livre est une clé: « Le monde, au-dehors, ne lui fait plus horreur, puisque c’est le sien, puisque c’est elle qui le crée, à chaque instant, à chaque regard, à chaque pensée. Sa nouvelle vie peut commencer. »

On ne réduit jamais les hommes à leurs corps. On les décrit comme « en projet »: des aventuriers, des écrivains, des ingénieurs. Femmes ou hommes, nous ne sommes pas des corps, mais avant tout des êtres de conscience qui portent un regard sur le monde. C’est en cela que nous sommes des êtres de liberté. Fatima en a parfaitement conscience. Dans sa révolte, elle applique à la lettre les deux injonctions: se couvrir et se découvrir. Pendant cette journée, elle va prendre les hommes à leur propre jeu en bafouant les interdits des uns et en frustrant les autres. À tous, elle dit: « Vous croyiez m’avoir sous votre contrôle et il n’en est rien. » Elle entend mener cette révolte puis reprendre sa vie d’étudiante là où elle l’a laissée. Mais un grain de sable va s’en mêler et les choses ne vont pas exactement se passer comme elle l’avait prévu.

Ces 24 heures sont racontées par deux autres personnages, Fawzi et Eddy Koekcoek. Deux hommes. Et il n’y en a pas un pour rattraper l’autre…

Il y a évidemment un peu de caricature: c’est un roman court et les gens subtils font de moins bons personnages de roman… Ce qui est frappant chez Fawzi, c’est le manque de curiosité pour la Belgique et pour les Belges. Cette réalité ne l’intéresse pas. Ce n’est pas la majorité des Marocains, mais moi, je voulais m’intéresser à ceux qui, comme lui, ne font pas d’effort. Fawzi n’a également aucune curiosité par rapport à sa culture ou sa religion. Ce manque de curiosité lui donne une vision du monde extrêmement schématique. Il reproduit une façon de se servir de la religion pour soumettre les femmes. La religion lui donne le beau rôle parce que c’est l’homme, mais, fondamentalement, il ne connaît rien à l’islam. Eddy est un peu plus éduqué, il est journaliste, mais fonctionne un peu par grandes catégories. Il n’est pas très subtil. Quand il voit Fatima en hidjab alors qu’il boit sa bière en terrasse, il pense: « Voilà une ninja! » Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, dans mon petit monde?

Cette journée va mal se terminer. Forcément, a-t-on envie d’ajouter! Tant l’absurdité des regards de Fawzi et d’Eddy mène au drame, comme une prophétie auto-réalisatrice…

Typiquement, ce sont des gens qui vivent l’un à côté de l’autre, mais ne vivent pas ensemble. Je vois cela aussi à Amsterdam, où j’habite. Il y a une grande communauté de Chinois. Personne ne s’intéresse à eux. Personne ne les voit. Personne ne sait rien d’eux. On peut vivre côte à côte sans exister dans le regard de l’autre. Et cette situation finit par mener à des drames. Particulièrement pour des jeunes qui sont nés en Europe, mais ne font pas partie de la société au même titre que les autres. « On est là, mais on ne sert à rien. », « On est là, mais on se sent de trop. » Ces jeunes ne voient plus dans le regard de l’autre que l’hostilité. Et cela conduit à la haine de soi et à la violence.

Votre livre traite d’un sujet grave, mais avec un humour ravageur.

C’est un peu le principe de l’humour juif… Pour moi, il est fondamental qu’on donne à entendre cette parole-là du monde arabo-musulman, celle de l’humour et de la nuance critique. On tend le micro aux imams autoproclamés sur tout et n’importe quoi. Sur les plateaux TV, on invite toujours les durs, les méchants. Ce sont des débats front contre front, pas des échanges. Le problème avec l’islam c’est que n’importe qui peut se dire imam et raconter n’importe quoi au nom de la religion. À force d’inviter les plus extrémistes à s’exprimer, on rétrécit à chaque fois un peu plus le champ des libertés. Et on réduit une communauté complexe et hétérogène musulmans – à une caricature.

La logique est identique avec Tariq Ramadan. Ces télévisions qui continuent de l’inviter et lui servent la soupe sans lui opposer des personnes capables de lire l’arabe et de lui répondre, point par point, comme j’ai eu l’occasion de le faire aux Pays-Bas, sont aussi responsables de l’islamisation des esprits. La foi doit être respectée en tant que foi individuelle. Aucune loi humaine ne doit faire appel à la transcendance. Évacuer Dieu de l’espace public pour moi, c’est une manière de le respecter.

Le dernier chapitre de votre livre s’intitule: « Fawzi expliqué par les experts » et vous leur taillez un sacré costume…

Je cite un extrait de Yann Moix pour ouvrir ce chapitre qui dit la chose suivante: « Le terroriste n’est jamais à la hauteur de ceux qu’il force à analyser son cas. » Je pense que c’est extrêmement juste. Dans ce chapitre, je ne veux pas mettre les experts en boîte ni réfuter leurs hypothèses. Que ce soit Olivier Roy, Gilles Kepel, Rachid Benzine ou Pierre-Jean Luizard, je respecte leurs travaux qui, chacun à leur manière, lèvent une partie du voile sur le problème du terrorisme. Mais, selon moi, dans 90% des attentats, les motivations des auteurs restent très en dessous des explications qu’on leur donne. Je pense que dans de nombreux cas, ce sont des suicides de gens qui sont en train de rater leur vie et donc l’attentat leur confère un statut de soldat, de héros et quelques jours d’exaltation avant de passer à l’acte. Cette mort donne un sens à leur vie. Elle dit: « Si je n’existe pas, tu n’existes pas non plus. »