Espace de libertés – Novembre 2017

Catalogne. Moins de passion, plus de fraternité


International

Velléité ou réalité, la Catalogne indépendante? L’Espagne tremble et toute l’Europe, avec elle, retient son souffle. Le pari de la fraternité retrouvée serait-il si osé? Retour sur un mois d’octobre très chaud.


Le 1er octobre, malgré l’interdiction expresse de la Cour constitutionnelle espagnole, le référendum dit d’ »autodétermination » a eu lieu. La Constitution espagnole de 1978 repose sur la dualité et sur l’équilibre entre les principes d’unité et d’autonomie et, de ce fait, n’admet pas la sécession du territoire. Pour qu’un tel événement soit possible, il faudrait au préalable que ladite Constitution soit amendée en y intégrant, par exemple, une « disposition additionnelle ». Cette réforme devrait également avoir été approuvée par les Cortes Generales (Parlement national) et par les citoyens, au moyen d’un référendum national. C’est dans cette logique que le gouvernement espagnol a décidé de réprimer sévèrement la tenue du référendum, usant d’une rare violence policière, ce qui n’a pas empêché un nombre invériable de citoyens – quelque deux millions sur les cinq millions d’électeurs potentiels – de déposer leur vote. La télévision catalane ayant servi d’instrument « d’agitation et de propagande », tandis que la télévision espagnole passait ces événements sous silence.

Rupture juridique et émotionnelle

Pour diverses raisons qui ne peuvent pas se résumer ici, la décennie entamée en 2010 a vu s’accroître le désamour catalan envers l’Espagne. Et la voie unilatérale catalane a gagné du terrain, au rythme de déclarations successives en faveur du chemin vers l’indépendance, dans un climat où les passions ont peu à peu pris le pas sur la raison.

Et elles se déchaînent, ces passions, surtout depuis les 6 et 7 septembre derniers. Le Parlement catalan a alors approuvé deux lois qui auraient prétendument préséance sur toute autre norme législative contradictoire, de quelque niveau que ce soit, y compris la Constitution espagnole et même le statut d’autonomie de la Catalogne. Le référendum s’est donc tenu en dépit de l’avis juridique négatif des services juridiques du Parlement et du Consejo de Garantías Estatutarias de Cataluña (l’équivalent du Conseil d’État). C’est un saut dans le vide. La véritable rupture juridique a finalement eu lieu durant ces deux jours d’été. Il a cependant fallu attendre le 1er octobre pour assister à la rupture émotionnelle, avec la tenue du référendum interdit et la répression policière, largement diffusée par les chaînes de télévision. C’est à partir de là que la théorie de l’ »affront » fait à la Catalogne a gagné en ampleur et en ténacité. La violence de la répression était sur toutes les lèvres. L’argument principal en faveur de l’indépendance s’est cristallisé sur le fait que l’Espagne était jadis la patrie du général Franco. En partant d’un raisonnement intellectuellement fallacieux, mais très efficace par sa capacité à enflammer les ardeurs, l’on en est venu à comparer le défi indépendantiste à la lutte antifranquiste, à situer la « démocratie » uniquement dans le sécessionnisme et à nier qu’elle existe parmi les partisans du maintien de l’union nationale. L’équation étant: démocratie = référendum = indépendance, sans nuance aucune.

Autonomisme vs indépendantisme

Le dimanche 8 octobre, une manifestation à Barcelone a réuni 350.000 personnes. D’une part, les indépendantistes, avec leur drapeau associé à l’activisme du colonel Macià dans les années 1920 (quatre barres et une étoile cubaine) et, de l’autre, les constitutionnalistes, qui maintiennent les deux drapeaux officiels et traditionnels. Il ne s’agit alors plus d’opposer le centralisme au catalanisme, mais l’autonomisme (c.-à-d. le fédéralisme) à l’indépendantisme. C’est le comingout de la conception hispanique de la Catalogne. Pendant de nombreuses années, cette conception est demeurée sous l’éteignoir, mais l’éclosion d’une identité catalane distincte de l’identité espagnole fait descendre dans la rue les partisans de l’identité catalane envisagée comme une composante de l’identité espagnole. Au cours de ces dix premiers jours d’octobre, on a assisté à une seconde évolution: l’indépendance de la Catalogne a cessé d’être une éventualité lointaine pour devenir une réelle possibilité. Mais les dix premiers jours d’octobre n’ont pas été une sinécure pour l’indépendantisme, face à l’émergence d’une préoccupation profonde quant au maintien de la stabilité économique. Les chefs d’entreprise, les organisations syndicales et la Chambre de commerce de Barcelone ont constitué une plateforme de dialogue. Selon eux, il faut s’abstenir de toute déclaration unilatérale d’indépendance et s’asseoir autour de la table de négociation. Le rêve d’une indépendance de conte de fées a fait place à un cauchemar peuplé d’une foule d’incertitudes.

La fraternité doublement touchée

Le 10 octobre, le président catalan Puigdemont a annoncé que, puisqu’il y avait eu référendum et que le « Oui » l’avait emporté, en découlait l’acte de naissance de la République catalane, tout en évoquant simultanément une suspension de l’entrée en vigueur de ladite proclamation. Il convient de se rappeler que la voie suivie présente de grandes similitudes avec le cas de la Slovénie, avec toute la complexité que cela suppose (puisque ce que l’on espère réellement, c’est que certains pays « reconnaissent » la nouvelle république, même en état de latence).

Au fil de ces dernières années, une double division est apparue: entre les citoyens de la Catalogne, divisés en deux camps par l’idée traumatisante de la sécession, cause de la séparation ou de l’éloignement de familles, de groupes d’amis, de partis politiques (curieusement, le Parti socialiste) et même de centres culturels; et entre la Catalogne et l’Espagne, de plus en plus distantes l’une de l’autre, de moins en moins capables de se comprendre mutuellement.

Nous avons atteint l’apogée de ce double fratricide. Les cercles libres-penseurs sont affectés mais parviennent à maintenir une capacité enviable de cohabitation. Pour l’avenir immédiat, il faudrait instaurer un climat de sérénité qui permettrait un dialogue sincère et la construction d’une nouvelle configuration de la Catalogne dans l’Espagne, mais pas une sécession de la région. Un référendum serait éventuellement envisageable d’ici quelques années, dans le cadre de l’ordre constitutionnel, pour permettre aux Catalans de décider de leur avenir. Un référendum organisé en bonne et due forme, en mettant les partisans du « oui » et ceux du « non » sur un pied d’égalité. Un référendum qui redonnerait sa chance à la fraternité.