Que reste-t-il de la Maison du Peuple, bâtie en 1896 par Victor Horta en plein cœur de Bruxelles? Nicole Malinconi enquête sur la disparition de la « Dame de fer et de verre ». Plongeon au cœur d’une utopie.
Entre le Sablon et l’église Notre-Dame de la Chapelle, là où se dressent aujourd’hui un immeuble-bloc et une tour de vingt-six étages en béton, rue Joseph Stevens, peu de gens savent qu’on pouvait autrefois y croiser un chef-d’œuvre d’Art nouveau. Inaugurée le 2 avril 1899 en présence de Jean Jaurès, la Maison du Peuple fut démolie en 1965, dans le tourbillon de la vague moderniste.
« Ce qui m’a intéressée, c’est la question de la disparition des bâtiments bruxellois. Il m’est apparu que sa destruction avait été programmée par ceux qui au départ l’avaient voulue et qui, pour des raisons soi-disant de modernité, en étaient venus à la considérer comme ringarde, vieillotte, ne remplissant plus son office », explique l’écrivaine belge Nicole Malinconi, auteure de l’ouvrage De fer et de verre. La Maison du Peuple de Victor Horta. Victime hautement symbolique de la « bruxellisation » entamée dans les années 1960, et qui désigne désormais toute politique urbanistique débridée, la Maison du Peuple a vu passer de nombreuses luttes sociales: suffrage universel, école pour tous, congés payés et deux guerres mondiales.
D’air et de lumière
« La première chose que j’ai faite, c’est d’aller m’asseoir au café en face de Notre-Dame de la Chapelle pour demander aux gens s’ils se souvenaient de cette Maison. L’une ou l’autre dame âgée s’en rappelait, mais guère plus », poursuit Nicole Malinconi. Non seulement rayée de la carte, la Maison du Peuple semble tombée dans l’oubli. Au moment de sa création, le Parti ouvrier a pourtant pour elle de folles ambitions: elle sera un endroit où le peuple viendra acheter son pain, mais aussi débattre, s’instruire et s’initier aux arts. « Au départ, ceux qui se sont intéressés de près aux mouvements ouvriers étaient des libéraux, des bourgeois, comme Émile Vandervelde, le Dr César De Paepe, Ernest Solvay. Or ces bourgeois avaient aussi un intérêt pour les formes d’architectures nouvelles: ils ne voulaient plus des copies d’Anciens ou d’un art dit éclectique. »
Ils choisiront donc Victor Horta. Cette maison, l’architecte alors âgé de 34 ans, la rêve en « palais ». Un palais dont le luxe serait de laisser entrer l’air et la lumière, alors que le monde ouvrier ne connaît que le confinement et l’obscurité. Pour autant, il n’entend pas faire œuvre politique. Tout ce qui intéresse l’architecte, c’est l’architecture. Il l’écrira avec fierté: « On m’a choisi parce qu’on voulait une Maison du Peuple à ma manière esthétique et pas du tout pour mes idées politiques. » Un art auquel il sacrifiera tout, y compris, comme le laisse entendre Nicole Malinconi, sa vie personnelle. Car ce qui se dessine dans son livre, c’est un portait du créateur en homme seul et finalement incompris. « Très vite, l’Art nouveau est tombé en désuétude et très vite, on l’a réduit à des fioritures, chose que Horta s’est toujours revendiqué de ne pas faire. Pour lui, c’est le plan qui importait. Il ne parlait que de lignes et de rigueur. »
L’impossible reconstruction
Dans les années d’après-guerre, le Parti ouvrier devient le Parti socialiste. Syndicats, coopératives et mutuelles constituent désormais des institutions séparées, hébergées dans des lieux différents. Que la Maison du Peuple parte à vau-l’eau, c’est en quelque sorte la suite logique du socialisme. La négligence finit par justifier la destruction. Mais le plus sidérant dans cette affaire est peut-être le désir fou que certains eurent de reconstruire ailleurs ce qui avait été détruit ici. « Reconstruire n’est jamais que rafistoler. Mais certains architectes se sont battus pour obtenir la promesse qu’on allait au moins reconstruire quelque part la grande salle, le café et le grand escalier. » Entreposés à Tervuren puis à Jette, les morceaux de la Maison du Peuple feront nalement le bonheur des marchands de ferraille. Il n’en reste aujourd’hui qu’une garniture au plafond du Café Horta à Anvers et un morceau de balustrade perdu dans la station de métro Horta à Bruxelles. Bien loin de l’air et de la lumière.