Éditer un journal en prison, pour les détenus, mais aussi le reste de la société, c’est la vocation du projet « Libre Marche » porté par Isabelle Renson, du CAL/Luxembourg. Le but: permettre aux détenus de s’exprimer, de faire valoir leurs opinions et préoccupations, mais aussi de renvoyer une autre image du milieu carcéral.
Le soleil s’écrase derrière les hauts murs de la prison de Marche-en-Famenne. Alors que beaucoup de gens écoutent les infos dans leur voiture en rentrant du boulot, que certains parcourent les titres de la presse dans le train, d’autres créent l’info… en prison. Non pas l’info qui fera le buzz au J.T. du soir, comme ce fut notamment le cas lors des grèves de 2016. Mais leur news. Celle sur laquelle ils se sont penchés parce qu’elle les interpelle, les touche et qu’ils ont eu envie de s’en emparer. « Ils », c’est Marc, Yannick, Imed, Murphy, Alparsan, Sébastian et Tchino. Des détenus de la prison, rédacteurs du journal Libre Marche, cogéré avec Isabelle Renson, coordinatrice de projets au CAL/Luxembourg. Chargée de cette animation « média » au sein de différents établissements pénitenciers, elle passe de nombreuses soirées derrière les barreaux. Elle y ouvre des possibles, y fait entrer la créativité.
Travail d’équipe
La porte blindée se ferme derrière le petit groupe. Une table, des chaises et une fenêtre garnie de barreaux: c’est leur salle de rédaction. Sodas, biscuits, chips complètent le tableau. De petites attentions apportées par Isabelle, qui font plaisir aux détenus et amènent de la convivialité. Papiers et dossiers en main, les rédacteurs et dessinateurs du Libre Marche se réunissent tous les quinze jours. Isabelle leur apporte du matériel d’information en fonction des thèmes qu’ils ont décidé d’aborder, effectue les recherches de visuels, tout en cadrant l’animation pour que le journal avance et soit publié régulièrement. D’autres réunions sont également organisées par les contributeurs eux-mêmes, sur le mode de l’autogestion. Les détenus qui collaborent régulièrement au projet tiennent à cette dimension participative, où chacun est censé s’exprimer sur les choix éditoriaux en vue de dégager un consensus. Un exercice difficile. En prison comme à l’extérieur, d’ailleurs.
Les motivations de chacun sont relativement diverses. Yannick, par exemple, avoue être un dévoreur de livres. Il aime partager ses coups de cœur et les infos qu’il a digérées avec les lecteurs du journal, particulièrement celles provenant de bouquins historiques et biographiques. « Dernièrement, j’ai lu une bio sur Martin Luther King. J’aime décortiquer l’info, la mettre à plat pour me forger ma propre opinion. Puis, partager les passages qui m’ont sensibilisé. En arrivant ici, je ne connaissais rien aux médias et sur la manière dont se construisent les infos. J’ai beaucoup appris », explique ce passionné de lecture.
Lieu d’expression
Comme dans toute animation de groupe, les rédacteurs de Libre Marche cherchent leur place dans ce projet. Mais ce qui les réunit tous, c’est un besoin viscéral de s’exprimer. De faire partie des « faiseurs d’opinions ». À leur échelle. Car pour certains, c’est difficile, voire impossible, au sein de la société qu’ils perçoivent parfois avec un prisme très négatif. Marc s’est d’ailleurs fait une spécialité des articles portant sur « l’après-prison » et les problèmes, parfois très pragmatiques, rencontrés par ceux qui sortent des murs. Avec Yannick, il s’occupe de la mise en page, ce qui leur permet aussi de laisser s’exprimer leur créativité et de développer leurs compétences. Tout comme Sébastien, l’un des dessinateurs du groupe. Discret, il absorbe telle une éponge, ce qui se passe durant la réunion. C’est qu’une fois les articles rédigés, il a la lourde tâche de les illustrer. De manière très artisanale, avec un
crayon et du papier. La force du dessin s’exprime alors dans les jeux d’ombres, le mouvement de ses silhouettes, les expressions (ou le manque d’expression d’ailleurs) des personnages qu’il esquisse. Son trait illustre aussi bien les délicats poèmes transmis par les détenus, que la rubrique culinaire. « Ce n’est pas facile, mais pour moi, dessiner est un plaisir, un passe-temps », explique-t-il.
Alparsane, quant à lui, a intégré le groupe il y a deux mois. Ayant vécu des conditions de détention difficiles dans une autre prison, avec des rats courant sous son lit et des douches indignes, son besoin de s’exprimer est criant. « Nous cherchons des gens crédibles, qui ont des choses à dire dans notre journal. Je suis attiré par la philosophie, j’ai envie de partager des valeurs. Je suis venu ici pour m’exprimer, m’investir. Parfois, ça permet de se projeter en dehors des murs. Chaque être humain possède son propre univers et des opinions », explique cet auteur d’un récent article sur la surpopulation dans le quartier des femmes.
Le respect de règles et de valeurs
Imed, le benjamin du groupe, avoue qu’au départ, il a rejoint cette animation pour tuer le temps. Puis, il a accroché. Branché musique, il écrit aussi sur des sujets liés à la santé. Il partage notamment les connaissances qu’il acquiert grâce à sa participation à la cellule DCS (Détenus contact santé). Le partage de l’info, mais aussi le relationnel, constituent des moteurs importants pour ces détenus, comme l’explique Murphy. Ici, on ne crée pas seulement un journal, on discute (beaucoup) des valeurs, on socialise, on échange. La charte éditoriale de Libre Marche, élaborée en collaboration avec Isabelle, édicte des règles de base à observer absolument: le respect des membres, ne pas couper la parole, écouter les autres et respecter la confidentialité. Mais c’est aussi un espace de parole, voire un outil de réinsertion. « J’ai écrit un texte sur les difficultés vécues au niveau familial lorsqu’on est détenu. J’ai pris mon stylo et je ne pouvais plus m’arrêter d’écrire », avoue Tchino, fort impliqué dans le projet et que ses comparses décrivent comme l’ »écrivain engagé ».
Plus qu’un journal
Si l’on sent les blessures, des pans de vie difficiles, des cris de rage, l’incompréhension ou le sentiment d’injustice vécu par certains, ils se rattrapent ici, d’une certaine façon, par la solidarité qui les lie. « On essaye de se tirer les uns les autres vers le haut », ajoute Tchino. Ils recréent en quelque sorte un microcosme social, avec ses règles, ses valeurs, ses écueils.
Évidemment, tout n’est pas rose et Isabelle doit parfois rappeler certaines règles liées à la liberté d’expression et d’opinion de chacun. Le ton peut monter, l’émotionnel prendre le dessus. La diversité, le pluralisme, sont parfois mis à mal. Comme à l’extérieur. « Je suis un pur Maroxellois », intervient à nouveau Tchino, l’écrivain engagé. « Enfant, j’ai fréquenté une école d’Ixelles avec une incroyable mixité. Le fameux “vivre- ensemble” dont on parle beaucoup, c’était naturel. Aujourd’hui, lorsque l’on allume la TV, on sent que l’on monte davantage les gens les uns contre les autres et on voit ce racisme qui augmente. Dans notre journal, on veut une info propre et impartiale. Finalement, on crée plus qu’un journal, c’est un monde en soi, dans lequel on défend des valeurs. Malgré le fait que nous soyons en prison, nous vison et nous avons des opinions. »