L’art urbain est-il signifiant? Les messages diffusés dans l’espace public interpellent à la fois les citoyens et les pouvoirs publics sur la place de l’art dans la société. En attendant, le street-artiste, lui, prend sa place. Que cela plaise ou pas.
Ici discret, là agressif, subversif ou comique, le graff marque l’espace urbain à travers la planète. Ces dernières années, il a même acquis ses lettres de noblesse grâce à des street-artistes tels que Banksy ou Jef Aerosol, dont les œuvres s’arrachent dans de prestigieuses salles de ventes… souvent après avoir été elles-mêmes arrachées des murs sur lesquels elles avaient été peintes. En 2013, les habitants du quartier de Tottenham, à Londres, sont sous le coup de l’émotion: la fresque du graffeur britannique Bansky, qu’ils pouvaient admirer quotidiennement, a disparu! Le mur sur lequel le pochoir avait été apposé a tout simplement été découpé. L’œuvre intitulée î (Pas de jeu de balle) représentait des enfants jouant avec l’écriteau « Interdit de jouer au ballon ». Précédemment, une autre œuvre, du nom de Slave Labour (Esclave du travail), représentant un gosse en train de coudre des drapeaux britanniques, avait déjà été subtilisée. Ne nous y trompons pas, les responsables des pans de murs volés ne sont pas des racailles. Non! Le commanditaire de ces faits est l’entreprise d’événements et conciergerie de luxe Sincura, qui se targue de pouvoir obtenir l’inaccessible pour sa fortunée clientèle. Le pochoir Slave Labour aurait d’ailleurs été vendu 867.000 euros à un riche collectionneur. Et même si Sincura se gausse de vouloir préserver ces graffs de la détérioration, personne n’est dupe!
Une cote illégale
Est-il juste de laisser le marché de l’art s’emparer d’expressions créatives qui ne lui sont pas destinées? N’est-ce pas le comble de l’excentricité que de vendre à coup de milliers de dollars des graffs illégaux?
Cette forme d’expression culturelle n’est pas neutre. Elle s’inscrit généralement dans un contexte social dont s’emparent les artistes qui choisissent les murs des rues pour faire passer leurs messages au plus grand nombre. L’on peut donc s’interroger sur la marchandisation de créations destinées, à l’origine, à susciter la réflexion de la population ou des instances publiques face à des inégalités sociales, à des questions d’ordre politique ou sociétal.
Banksy est l’un des street-artistes phare de l’expression de messages sociopolitiques dans l’espace urbain. On retrouve ses pochoirs jusque sur le mur qui encercle désormais les territoires palestiniens. Étrange destinée pour cet art urbain qui est, ne l’oublions pas, majoritairement décrié par différents acteurs qui estiment que cela détériore l’espace public. L’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, ne s’était par exemple pas vraiment senti honoré par les fresques qui ont euri dans différents quartiers de sa ville. « Les graffitis dégradent les propriétés, c’est un signe de décadence et de perte de contrôle. Je pense qu’il y a des places pour l’art et d’autres qui ne le sont pas », avait-il affirmé en 2013.
Un espace privé surévalué
Rappelons que les graffs sont illégaux et que leurs auteurs peuvent être poursuivis pénalement lorsqu’ils sont pris la bombe à la main. Mais la répréhension pure et simple ne convainc pas tout le monde non plus. Car, si pour une partie de la population et des instances publiques, le graffeur impose en quelque sorte ses créations au regard d’autrui, sans tenir compte de la propriété privée, d’autres estiment qu’on leur impose de toute façon une forme de « pollution visuelle » dans l’espace public, au travers des grands panneaux publicitaires pour lesquels le consentement des riverains n’est jamais demandé. « Il y a une sorte d’inversion des valeurs dans la manière dont on applique les règles civiles, avec un espace public qui est sous-évalué et un espace privé qui est certainement surévalué. Certains juges estiment qu’il existe un préjudice lorsque l’on couvre un panneau publicitaire durant quelques heures, mais ils n’appliquent pas la même logique au niveau de l’espace public », explique l’avocat Olivier Stein, impliqué dans la défense de graffeurs devant les tribunaux.
À qui est ce mur?
La rue sert aussi clairement de laboratoire pour certains artistes qui n’ont pas accès aux galeries et espaces d’exposition classique. « Contrairement aux apparences, nous sommes dans un monde où il n’y a pas beaucoup de possibilités de s’exprimer dans l’espace public. Il y a des cadres où c’est possible, mais très peu, et c’est très formaté. Beaucoup d’artistes estiment que l’art est élitiste et qu’il y a un manque d’espace pour les rencontres entre les artistes et le public. Selon moi, ces courants artistiques redynamisent la culture, ils veulent secouer les gens », estime Alain Lapiower, directeur de Lezarts Urbains, un collectif qui promeut la place des expressions artistiques urbaines. « L’avocat de Bonom [un graffeur bruxellois réputé] estime qu’il faudrait demander aux riverains d’un graffiti, si on le garde ou pas sur les murs de l’immeuble qu’ils voient tous les jours. Car pour l’instant, qui décide? Le propriétaire! Mais ce n’est pas lui qui voit le plus le graffiti, mais bien les passants. Le propriétaire ou la police ont-ils par ailleurs la capacité de juger de la chose artistique? Il ne serait donc pas idiot de faire appel à l’opinion des citoyens ». Alain Lap-iower rappelle aussi que les graffeurs investissent d’ailleurs prioritairement les façades délaissées. On peut l’analyser comme une forme d’interpellation des pouvoirs publics: nous graffons ce qui est laissé à l’abandon! L’expression artistique dépasse dans ce cas son pur objet pour devenir un élément contestataire face aux politiques de gestion de l’espace public.
Lâchez les artistes!
À Ottignies-Louvain-la-Neuve, l’échevin de la culture a choisi d’inverser la logique de répression pure et dure en proposant des alternatives bien étudiées. Pour tenter de contrôler quelque peu le phénomène, la commune met à disposition des murs – notamment dans des endroits un peu glauques, pour les embellir – pour les artistes graffeurs, encadrés par la maison de jeunes Chez Zelle. Et la commune va même plus loin puisqu’elle participe nancièrement à la promotion d’un festival international du graffiti : le Kosmopolite Art Tour (KAT), durant lequel des artistes provenant du monde entier couvrent les murs de Louvain-la-Neuve d’œuvres urbaines, en toute légalité. « Le KAT a changé le visage de la ville. Certains endroits étaient vraiment tristes et les œuvres des artistes les ont redynamisés, en leur octroyant un tout autre cachet. Cela peut aussi renverser le regard porté sur le graff de la part de la population et faire reconnaître cet art. D’ailleurs, si l’on veut améliorer la qualité de l’espace urbain, l’un des outils que l’on peut utiliser, c’est d’y lâcher des artistes! » conclut David da Câmara Gomes, l’échevin de la Culture.