On l’appelait la voix du siècle. Quand ce petit bout de femme ouvrait la bouche, les humains, les animaux, les plantes qui l’entouraient basculaient dans un état hypnotique auquel seul l’arrêt du chant mettait fin. Face aux sortilèges dont cette voix était dotée, des camps se dessinèrent. Y voyant un phénomène surnaturel, une transmigration de Piaf, de Callas, la majorité lui rendit un culte pharaonique. Le jour où l’on découvrit toute l’étendue des pouvoirs de ce chant venu de nulle part, le jour où elle arrêta net un ouragan frappant la mer du Nord, signa le début de son malheur. On parla de miracles christiques, des malveillants avancèrent que seul le Diable pouvait avoir donné naissance à une voix qui détournait les missiles, faisait reculer les armées, rendait inertes les footballeurs de l’équipe adverse. Si tous lui reconnaissaient une puissance vocale, une tessiture exceptionnelle, des musicologues émirent des réserves quant à la beauté de son timbre. Le pouvoir la séquestra, enregistra ses performances, les utilisa pour anesthésier les soulèvements populaires, pétrifier les dissidents, gonfler à bloc le moral des soldats.
Celle qui n’avait d’autre nom que la Voix refusa très vite d’émettre le moindre son. On la couvrit d’or, on la menaça de mort pour qu’elle lâche seulement une note. Sortant de son mutisme, récitant à ses geôliers des extraits de Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, elle bava des couinements atroces qui désorganisaient l’organisme de ceux qui l’écoutaient. Alors que son chant devenu vénéneux rendait malade tout être humain qui se trouvait à proximité (loin d’être néfastes pour les animaux, pour le règne végétal, ses vocalises les plongeaient dans un enchantement orphique), on la soupçonna de travailler à la création de notes mortelles. Craignant d’être les premières victimes de sons tueurs, les dirigeants décrétèrent que la créature affublée d’une voix extrahumaine était bel et bien la fille de Satan. Le matin de son exécution, ouvrant la cellule, le gardien vit qu’elle était vide. Au sol, la nouvelle de Kafka.