Espace de libertés – Janvier 2018

Culture pour tous ou culture par tous?


Dossier

Témoin et acteur de la « révolution culturelle » des années 1970 et 1980, le Français Jean Hurstel épingle l’échec de la « démocratisation de la culture ». L’homme de théâtre, qui est aussi fondateur du réseau culturel Banlieues d’Europe, prône l’avènement de la « démocratie culturelle ». Passage de témoin réussi? Ou pas? Éléments de réponse avec un acharné du dialogue, à l’enthousiasme contagieux…


Trente ou 40 ans plus tard, le débat fait toujours rage entre « démocratisation de la culture » et « démocratie culturelle ». Mais qu’est-ce qui distingue ces deux façons de concevoir la diffusion de la culture?

Jean Hurstel: Schématiquement, la « démocratisation de la culture » va du haut vers le bas. En résumé, il s’agit de montrer des œuvres en disant aux gens: « Voilà, ça, c’est de la culture. C’est cela que vous devez aimer! » C’est sur foi de cette théorie que Malraux trouvait normal que l’État paie pour la culture, puisqu’elle était, en principe, destinée à « tous ». Ce fantasme était aussi lié à la vision de Jean Vilar, selon laquelle les gens emprunteraient le grand escalier de la culture. Mais cela n’a pas fonctionné! A contrario, la « démocratie culturelle », elle, va du bas vers le haut: on part du terrain pour créer de la culture. C’est ce second aspect que j’ai travaillé toute ma vie. La « démocratie culturelle » résume parfaitement Rimbaud avec son « Je est un autre ». C’est de là qu’il faut partir pour créer des choses qui s’appelleront vraiment « la culture », même s’il ne faut pas mépriser « les » cultures à l’œuvre dans la société. Mais c’est ce qui arrive encore trop souvent. Bilan: en France, seuls 10 % de la population se rend à peu près régulièrement au théâtre. Et ce public est presque exclusivement constitué d’universitaires de troisième cycle!

Il s’agit donc de militer contre un certain élitisme?

Oui, c’est un bon résumé de la mission que je me suis donnée depuis plusieurs décennies. J’ai une formation théâtrale, mais ma conception du métier sur les planches consiste surtout à tenir compte de la vision des gens. Au début de ma carrière, je constatais que le public populaire répondait toujours aux abonnés absents lors des représentations. Puis, je me suis rendu dans une usine Alstom à Belfort, près de chez moi. J’y ai monté une pièce avec les ouvriers. Et là, j’ai vu, à mon plus grand bonheur, qu’il y avait moyen d’insuffler la culture dans d’autres milieux. Dans une parfaite logique de « démocratie culturelle »!

Mais, avant de monter un spectacle avec un public peu habitué à la culture, la base n’est-elle pas déjà de garantir un meilleur accès à celle-ci?

Je ne crois pas que c’est de là que viendra le mouvement de balancier prépondérant! Si les gens n’ont pas envie d’y aller, ils n’iront pas. Un grand débat anime par exemple actuellement la France au sujet des heures d’ouverture des bibliothèques, peu accessibles le week-end. C’est évidemment positif qu’on les ouvre enfin le dimanche. Les habitués y trouveront leur compte. Mais je crains, en revanche, que cela ne leur garantisse pas un visiteur supplémentaire de plus. Le vrai dé reste de trouver et d’activer les ressorts qui donneront envie au public d’aller vers la culture. Et pas vaguement l’obliger sur un mode: « Maintenant que l’on a des heures d’ouvertures plus larges, vous devez venir nous voir… » À mon avis, favoriser l’accès ne suffit pas. C’est nécessaire, mais pas suffisant.

La solution est donc ailleurs, mais où?

Dans le contact! Il faut, encore et encore, se rendre sur le terrain, écouter les gens, discuter avec eux… Et quand un climat de confiance s’installe et permet une création, le problème se trouve en voie de résolution. C’est un job de très longue haleine, qui impose de se confronter à toute une série de cultures différentes. Pour comprendre le fonctionnement et les aspirations des autres.

En fonction du métissage culturel qui traverse notre société?

Tout à fait. Il faut apprendre à tisser un passage entre les cultures. La nôtre et celle de « l’Autre ». Les étrangers doivent comprendre où ils sont, et nous, d’où ils viennent. La pire erreur est celle qui continue à se répéter, même de nos jours: cloisonner des populations venant de l’étranger dans leurs cultures locales et leurs danses folkloriques. Le problème de fond touche donc aux représentations des valeurs d’un groupe par rapport à celles de l’autre groupe. Dans cet idéal, la culture est un échange. Et, heureusement, certains acteurs culturels y arrivent. Même s’il y a encore du boulot! Mais le changement est en marche, comme dirait l’autre. (rires)

Une œuvre d’art ou une création pourrait-elle donc changer la vie?

Pas si vous y êtes extérieur, avec votre simple regard décidant si ce que vous voyez est bien ou pas. Mais si la culture vous fait entrer dans un processus où vous vous posez des questions, alors là, oui, elle peut changer la vie! Tout est question de partage, de mélange des cultures, d’exploration du territoire de l’Autre…

En corollaire de cette culture qui modifierait ses territoires d’action et d’influence, il faudrait aussi briser une certaine uniformisation de l’offre, si cette dernière doit s’adapter aux spécificités de chaque public…

Et ce n’est, hélas, pas le cas! Trop souvent, les centres culturels proposent encore tous le même programme à des kilomètres à la ronde. Donc sans tenir compte des spécificités de leurs territoires propres. Mais remettre ce système en cause suscite un réflexe de défense contre ceux qui l’épinglent. Une partie du système culturel a trop souvent tendance à se braquer contre toute remise en cause, même constructive. Comme beaucoup de milieux, la culture n’a pas trop envie de se remettre en question. Mais c’est pourtant bien de là qu’il faut partir!

Et c’est ce que vous faites: aider et pousser les acteurs du milieu à se repositionner?

Oui, modestement, à mon niveau, mes quarante ans d’expérience sous le bras. Le souci étant que les structures – souvent petites – allant dans le sens de la « démocratie culturelle » sont invisibles dans les médias. Et quant aux grandes institutions, qui pourraient attirer plus largement l’attention, elles n’ont pas encore toutes compris qu’elles pouvaient, elles aussi, agir de la même façon! C’est également mon travail d’aller leur réexpliquer. Encore et encore… Je suis un optimiste de nature. La « démocratie culturelle » avance donc tout doucement. Et même si elle a connu du retard à l’allumage, je ne désespère pas que le plus grand nombre s’y mette enfin. C’est la seule option si on veut que toutes les classes sociales jouissent d’un égal accès à la culture.