Espace de libertés – Janvier 2018

Le shérif dénonce le terrorisme d’État. Rencontre avec Michel Claise


Grand entretien

Juge d’instruction spécialisé dans la criminalité en col blanc, Michel Claise, 61 ans, a été sur tous les fronts en 2017. Rencontre avec l’auteur de « Cobre (cuivre) » qui nous ramène au Chili de 1973, tout en jetant des ponts avec la situation actuelle des réfugiés en Belgique.


Sa méthode est parfois spectaculaire, sa parole aussi, d’où son surnom de « shérif ». « Je ne suis pourtant ni shérif, ni Don Quichote; je veux juste appliquer la loi et agir normalement dans mes dossiers », se défend-il. N’évoquer avec ce gourmet, dans un petit resto lové au pied du palais de justice, que son dernier roman serait bien réducteur.

Michel Claise, dans Cobre (cuivre), vous abordez vos thèmes de prédilection, la lutte contre la criminalité nancière notamment, sous un angle inédit.

Michel Claise: Vous ne croyez pas si bien dire! Car même au Chili, aucun écrivain n’a encore abordé ce sujet de l’après 11 septembre 1973. Par une cousine qui a épousé un exilé chilien, je fréquente de longue date la communauté chilienne de Belgique. Des amis, dont Sergio Oyaneder Casanova qui apparaît dans le roman, m’ont raconté la torture et la prison qu’ils ont endurées au stade national et à Chacabuco, cette ville fantôme qui servit de camp de concentration en 1973-1974. La phrase de Pablo Neruda, « Ils peuvent bien couper toutes les fleurs, ils n’arrêteront jamais le printemps », peinte en rouge par un prisonnier sur le mur du théâtre de la ville, sera l’élément déclencheur de ce roman que j’ai voulu initiatique.

Policier et politique également?

Effectivement, cela me permettait de dénoncer une fois encore le pouvoir de l’argent. Pour moi, le Chili après le coup d’état, était un paradigme. Il s’est passé la même chose en Argentine, en Uruguay, au Brésil. Mais le Chili avait la dimension supplémentaire du cuivre, métal qui se transforme au même titre que l’homme évolue. Le renversement d’Allende par Pinochet, appuyé par les États-Unis, renvoie au pouvoir des multinationales. Et rien n’a changé depuis 1973: quand George W. Bush invente des armes de destruction massive pour faire valoir les intérêts de sociétés d’armement et de pétrole, quand Trump, à la demande des entreprises américaines, décide de rompre les accords de Paris, c’est du terrorisme politique qui devient du terrorisme économique.

Et la Belgique dans tout ça?

Nous sommes encore en démocratie, ou presque. La disparition de la justice, pour moi, est un drame épouvantable. Et c’est ce qui est en train d’être programmé par le ministre Geens et le gouvernement Michel: diminution des moyens, volonté de supprimer les juges d’instruction, indépendants par rapport à l’exécutif.

Inutile de préciser que le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Theo Francken vous donne des boutons…

Plus que ça, encore! Je ne peux pas admettre de vivre dans une société avec de pareils comportements politiques. Quand les réfugiés chiliens sont arrivés, ils ont été accueillis à bras ouverts; aujourd’hui, on commet des rafles… Et de voir que Francken est populaire même au sud du pays est insupportable. Cette peur de l’autre, de la différence, fait naître le racisme, bien plus que la peur d’une agression. Le gouvernement, et Francken en particulier, ne s’occupe ni des demandeurs d’asile ni des SDF, et j’en arrive à penser que les décisions qu’il prend le sont par conviction personnelle et non sous le coup d’un problème de crise économique. Cette exploitation de la peur de l’autre fait vendre sur le plan électoral. C’est monstrueux!

Le magistrat que vous êtes voit-il des solutions pour aider les migrants?

On pourrait commencer par appliquer la loi et permettre de bénéficier de l’aide sociale… Toute initiative positive est à saluer, comme celle de la Ville de Bruxelles pour accueillir les réfugiés. Mais ce qui m’inquiète bien plus, c’est le dispersement du parc Maximilien, alors qu’à cet endroit l’aide même illégale, pouvait être apportée. Illégale? Oui, et alors? N’a-t-on pas le devoir de combattre des lois imbéciles, des prises de décision politiques méchantes?

michel claise migrantsExploiter la peur de l’autre fait vendre: c’est monstrueux! © Alexandros Michaillidis/SOOc/AFP

Avec Philippe Sireuil, directeur artistique du Théâtre des Martyrs dont vous êtes président du CA, vous vouliez mener des actions…

Nous soutenons la plate-forme 2euros-cinquante qui coordonne l’aide aux réfugiés. Mais si cette aide venait à foirer, le théâtre agira.

Autre sujet important: vous dites souvent que la fraude scale mine la démocratie, que voulez-vous dire?

Avant toute chose, soyons clairs: fraude scale ou terrorisme, ce sont les atomes; criminalité nancière, c’est la molécule. Pour répondre à votre question: ce qui mine la démocratie, c’est de ne pas entendre le citoyen. Il vote, et puis place aux aménagements politiques. Pour l’instant, on a un gouvernement qui roule à droite. Avec son dangereux ministre de l’Intérieur, il mène des chantiers épouvantables sur le plan de la destruction du tissu démocratique qui constitue l’équilibre des pouvoirs. La Constitution dit que le magistrat reste indépendant? L’exécutif l’assèche financièrement et met à mal le législatif au passage. Quels sont les grands travaux menés au Parlement? Quelles sont les conclusions des commissions parlementaires, notamment celle sur les Panama Papers? Lisez-les, c’est une honte!

Cette situation n’arrange-t-elle pas aussi nombre d’électeurs, sans vouloir tomber dans le « tous fraudeurs »?

Sont-ils si nombreux, les fraudeurs? Les montants, en tout cas, sont énormes. Mais au fond, oui, ils sont nombreux. Le plombier qui travaille au noir, oui, c’est un fraudeur, et cela relève même du pénal. Et tout le monde le fait ou l’accepte, en se disant: « C’est pas grave! »

C’est un sport national!

Oui, une légitime défense par rapport à l’État. La classe moyenne fraude tandis que les grosses fortunes bénéficient de moyens légaux pour esquiver l’impôt. C’est l’absurdité du système. Une PME passe en moyenne cinq mois par an à gérer ses problèmes administratifs, environnementaux, sociaux et fiscaux… Je suis pour une solide baisse de l’impôt, à condition de redresser l’impôt – en resserrant les mailles du let – des grandes sociétés et des multinationales. Le travail doit être mieux considéré et la fortune acquise, plus taxée. Mais seul un combat européen est envisageable.

Quand on voit le texte sur les paradis fiscaux pondus par l’Europe…

C’est cocasse.

Certains pays osent râler de se retrouver dans l’une des listes, comme la Suisse…

Je trouve ça assez fendant dans son cas!

Au-delà du bon mot, on se dit que l’Europe est bien impuissante…

Elle n’a pas voulu se donner les moyens d’être puissante, en s’obligeant à parler d’une seule voix. J’ai été entendu comme expert à la commission d’enquête des Panama Papers devant le Parlement européen. Si pour un problème aussi simple que la lutte contre les facilitateurs dans le cadre du blanchiment d’argent, il est difficile de s’entendre, qu’est-ce que cela doit être de réglementer le devoir de transparence des multinationales!

Ne vous sentez-vous pas bien las?

Mais les juges d’instruction obtiennent des résultats. On en voudrait plus, certes. Un proverbe africain dit que le voleur, c’est celui qui est pris. Dix voitures roulent à 120 km/h dans les tunnels, et un automobiliste se fait prendre, disant « c’est injuste »; les neuf autres diront « ah tant mieux! ». Et j’insiste: les lois sont excellentes, aucune ne m’empêche de travailler. Un exemple: au bout d’une enquête de deux semaines, la personne que nous visons se rend compte des soucis et verse spontanément 822.000 euros en règlement fiscal. Ça vaut la peine, non?

Et ce système de transaction pénale dont on a beaucoup parlé dans l’affaire Chodiev?

Ce qui a été critiqué, c’est sa mise en place pour permettre à quelqu’un de se refaire une virginité judiciaire. Mais par ailleurs, je reconnais ce système comme efficace quand sur des dossiers délicats, des personnes décident de mettre fin à un suivi judiciaire. Il faut alors que le montant payé à l’État soit le produit des infractions et des amendes, mais aussi qu’il reste un casier judiciaire. Une transaction pénale, c’est beaucoup d’argent récupéré par rapport à énormément d’argent perdu: c’est déjà ça.

Quels sont les plaisirs du métier?

Les gens que je rencontre: les policiers, les magistrats du parquet… Ce que j’aime, c’est la stratégie du jeu d’échecs avec cette infinité de combinaisons. Ça, c’est vraiment « la godasse »! (rire)