Espace de libertés – Janvier 2018

« Les droits culturels sont les plus révolutionnaires »


Dossier

Longtemps minorés, les droits culturels révèlent aujourd’hui toute leur pertinence dans l’évolution du monde. Comme moteur du savoir indispensable à l’exercice des autres droits. Comme clé d’un universel concret qui, loin de gommer les différences, les valorise.


Patrice Meyer-Bisch, professeur à l’Institut interdisciplinaire d’éthique et droits de l’homme de l’Université de Fribourg, a fait des droits culturels son combat: pour que chaque être humain accède à la liberté de vivre son identité construite à partir des « références culturelles par lesquelles une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité » (1). Un principe explosif. Qui fait son chemin.

Les « droits culturels », c’est quoi?

Patrice Meyer-Bisch: Ils vivent au cœur des droits de l’homme. Ils les supposent même. Ils étaient aupa-ravant réduits à l’éducation et à la participation à la vie culturelle, comme goûter aux beaux-arts ou au cinéma. Mais ce droit est en réalité un panier de droits individuels exercés en commun, car toute référence culturelle est un lieu de rencontre: c’est vrai de courants musicaux, littéraires mais aussi d’une science, d’une religion voire d’un mode de vie.

Vous avez dit: « La culture n’est pas un droit subsidiaire mais bien la base des autres droits. » Vous pouvez expliciter?

Tous les droits de l’homme sont au même niveau mais doivent être envisagés comme interdépendants. Ils mettent tous en jeu la dignité humaine et chacun d’eux est la condition de la réalisation des autres. C’est évident pour les libertés classiques comme celles de conscience, d’opinion, d’association. Cependant, elles impliquent la maîtrise de disciplines culturelles comme la connaissance de langues et la maîtrise de nos modes de vie par le savoir. Jouir des droits de l’homme est une capacité: de s’exprimer, de s’alimenter, d’avoir un toit. Alors que les droits culturels, eux, concernent toujours le savoir auquel il s’agit d’accéder, de participer et de contribuer. Or, la condition pour exercer n’importe quel droit de l’homme est le savoir. En cela, les droits culturels constituent des capacités de capacités. Ils conditionnent l’exercice des autres. Notre combat pour les droits culturels est aussi social. Nous estimons par exemple que si quelqu’un est très pauvre, ce n’est pas parce qu’il n’a rien mais parce que ses droits sont violés, notamment ses droits au savoir. Cela le rend invisible, inaudible.

Pourquoi les droits culturels ont-ils si longtemps été minorés?

À cause d’une conception beaucoup trop étroite de la culture restée la cinquième roue du char, tant au niveau du public que des traités internationaux de l’ONU. Cette relégation reposait aussi sur l’illusion que la culture est quelque chose de national régulé par l’école et la communication de masse. En France, pas question de risquer de faire éclater ou fragiliser l’unité nationale par la promotion de droits culturels soupçonnés de porter en germe le communautarisme ou le relativisme culturel. D’où le repli dans une communauté culturelle nationale « fermée »: une seule identité, une seule langue, une seule culture. Parce que la diversité culturelle fait peur alors qu’en fait, l’application des droits culturels est plus un antidote au communautarisme que son encouragement. Notre idée est d’aller chercher l’universalité dans la diversité des milieux culturels, comme on va chercher la puissance linguistique dans la diversité des langues. Nous défendons le principe selon lequel « chacun a le droit de se référer ou non à une communauté ou plusieurs de son choix, sans nécessairement y appartenir ».

Comment donner la même résonance aux droits culturels sous toutes les latitudes?

Tous les droits de l’homme se heurtent aux mêmes résistances. Sauf que la culture, c’est encore plus sensible. Ces droits sont normalement garantis par des instances des Nations unies via des pactes. Depuis 5 ans, une rapporteuse spéciale est en charge du volet « droits culturels ». Elle mène un travail essentiel pour que plus de pays s’ouvrent à ces droits jusqu’ici tabous. Chaque État est tenu de faire régulièrement rapport, sur l’évolution du droit de participer à la vie culturelle pour ses citoyens. De leur côté, des ONG et autres observateurs contribuent à des remarques générales. Progressivement s’est constituée une jurisprudence précisant cette notion de droit de participer à la vie culturelle dans tous les pays. Mais l’hostilité au principe persiste. Notamment en Arabie saoudite, furieuse de devoir rendre des comptes. En Russie aussi. Imaginez parler de droits culturels à Poutine! L’État réticent à développer les libertés d’expression a encore moins envie d’encenser la liberté de changer les « codes » d’expression. À cet égard, les droits culturels sont les plus révolutionnaires parce qu’ils impliquent la reconnaissance et le respect des savoirs et identités propres à tous.

La notion défend la « liberté de vivre son identité culturelle ». Toutes les identités, même radicales?

Il faut travailler sur la notion d’identité. Une identité ouverte. Pris dans ce sens, le droit culturel est un droit à la liberté, à la responsabilité de vivre pleinement son identité tout au long de sa vie. Cela signifie accéder, pratiquer et contribuer à des références culturelles multiples, de qualité. Dès lors, votre identité est « une » mais bâtie sur des références plurielles. Cela peut être la langue, cela peut être un métier, une discipline scientifique, artistique, un mode de vie, des loisirs culturels choisis mais aussi un engagement politique ou une religion. Et plus vous développez une référence culturelle de qualité, plus vous êtes accueillant aux autres. Aimer la peinture ouvre à la poésie et à la musique. Plus vous aimez le français, plus cela vous donne le goût des langues. Et le respect pour ceux qui les parlent. Il n’y a pas de savoir sans communauté épistémique.

Si j’étais islamiste, je vous soutiendrais que mon droit culturel le plus absolu est d’assumer pleinement mon identité religieuse même dans son fondamentalisme. Y a-t-il une limite de la notion de « droit culturel « ?

Tout vrai adepte de l’islam doit considérer qu’au cœur de sa religion, il y a la notion d’interprétation. S’il refuse cela, la compréhension de sa propre religion ne vaut pas tripette. Son point de vue « fermé » disqualifie sa prétention à exercer vraiment un droit culturel qui suppose une ressource de qualité. Alors qui en détermine les critères? C’est comme dans le domaine scientifique. Une science n’est science que si elle ouvre toute hypothèse au débat critique. Cette démarche devrait vivre de la même façon dans toutes les religions.

L’exercice plein et entier du droit culturel est-il compatible avec la notion d’intégration?

Le principe central doit être la réciprocité. Si l’on accueille des gens venus d’ailleurs, en particulier de conflits, de situations d’extrême violence ou d’extrême pauvreté, toute la société doit faire un effort. Un travail d’interculturalité est à effectuer pour espérer créer une même conviction d’universalité des droits tout en confortant le migrant dans la valeur de ses racines, de sa culture. Il y a toujours au moins un point de rencontre à cultiver entre tous les individus d’ici et d’ailleurs. Le vécu dramatique des guerres est aussi un bien culturel qui fonde l’identité et vaut la peine d’être partagé. La question de l’identité doit être prise très au sérieux à travers une approche hospitalière. C’est en allant chercher le meilleur dans la diversité linguistique, culturelle, humaine que l’on trouve un universel concret qui loin de gommer les différences au contraire les valorise.

Respecter les droits culturels ne débouche pas sur du relativisme culturel mais au contraire confère à chaque personne le droit à faire d’un bien culturel son référentiel, quelle que soit sa provenance.

Et le droit à l’information dans tout ça?

C’est aussi un droit culturel car il existe une parenté très forte entre droit à l’information et droit à la formation. Le système classique des droits de l’homme se focalise sur la notion d’une presse libre et indépendante que l’on n’a pas le droit de censurer. Mais ce n’est pas suffisant. La liberté d’information, c’est davantage. C’est la liberté d’accès aux savoirs à travers des médias, outil de démocratie et levier d’instruction. Les droits essentiels de s’informer et de se former tout au long de la vie vont de pair.

 


(1) Article 2 de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels.