Dans certains pays, la culture est loin d’être anodine. Instrumentalisée pour asseoir l’idéologie du pouvoir en place, elle est surtout réprimée dès qu’elle sort des stricts carcans imposés. Souvent, l’exil constitue la seule voie émancipatrice. Et la culture, la voix des opprimés.
Dans un contexte où la femme est considérée comme une éternelle mineure et dans un pays où les inégalités et politiques discriminatoires sont institutionnalisées, l’écriture a constitué, au moins pour une partie des femmes, un moyen d’émancipation voué à briser le silence ancestral, à contrebalancer le discours masculin, et à investir un champ de pouvoir qui exprime de façon manifeste la différenciation et la hiérarchisation des sexes. Cette prise de parole, même écrite, semble constituer une stratégie de contre-pouvoir des femmes. Malgré le musellement de la presse écrite par les autorités iraniennes, la presse féminine (journaux et magazines) véhicule des critiques à l’encontre des mesures discriminatoires du régime et devient, dès 1988, un mode d’action voué à dénoncer l’oppression et transformer les rapports sociaux entre les sexes. À partir des années 1990, une série de magazines se développe: Zânan (Les Femmes); Zân e Emrouz (Femme d’aujourd’hui); Sedayeh Zân(La Voix de la femme); Hogough e Zânan (Le Droit des femmes). Zânan se définit d’ailleurs comme féministe et fait même référence au féminisme occidental (considéré par certains dirigeants religieux comme le symbole de la décadence). D’autres soulèvent les questions liées à l’éducation, au travail, au port du voile obligatoire et à l’oppression. Certaines de ces revues sont rapidement rappelées à l’ordre (comme Zânan), durement censurées ou tout bonnement supprimées. Les objectifs sont multiples: promouvoir le statut de la femme; souligner les lacunes légales, sociales, politiques, culturelles et économiques liées à sa condition; et proposer la réforme du Code civil, du droit pénal et de la législation du travail. Avec les nouvelles technologies de communication et d’information, les femmes exploitent aussi « l’espace virtuel » (1) comme un lieu d’expression, de créativité, voire de résistance et de dénonciation. Au-delà de la revendication aux droits à l’égalité, les femmes iraniennes en lutte étendent leurs revendications vers le droit à la différence et à la singularité.
Interroger sa culture grâce à l’exil
Pour certaines artistes iraniennes, l’émancipation s’est quant à elle véritablement réalisée en passant par l’exil. Le départ étant vécu comme une forme de résistance à part entière face à l’oppression idéologique et genrée. Dans ce contexte sociopolitique particulier, l’exil représente une nouvelle possibilité de se créer, de se définir et de s’inventer non seulement en tant que femme citoyenne dans une société où la domination masculine et patriarcale n’est plus la norme, ou tout du moins devient socialement et juridiquement discutable, mais aussi en tant que femme artiste, avec l’opportunité de s’approprier un espace de création et une liberté de mouvement permettant de s’identifier à son environnement social et physique. Un peu comme si elles parvenaient enfin à s’approprier Une chambre à soi (2) et le besoin profond d’un espace individuel qui leur est propre. Cette émancipation de l’artiste s’inscrit indéniablement au-delà du simple passage sur la terre d’accueil. Elle offre en ce sens de réelles chances pour une reconnaissance pleine et entière de son identité d’artiste.
Nombre d’artistes iraniens ont d’ailleurs profité du contexte de troubles politiques liés au mouvement Vert (grosses manifestations post-électorales en juin 2009) pour s’extirper
du pays et s’exiler dans les grandes métropoles, particulièrement celles et ceux qui ont connu les foudres de la censure. Une fois établies à l’extérieur de l’Iran, plusieurs artistes ont travaillé sur les questions liées à la thématique de l’oppression des femmes iraniennes. C’est notamment le cas de l’artiste de renommée internationale Shirin Neshat (3) qui attire l’attention du milieu artistique occidental avec la représentation de la femme voilée (en tchador, le voile islamique noir) au cœur de son iconographie. Son travail est traversé par la critique de la société islamique (notamment avec l’exploration de la répartition des rôles sociaux entre hommes et femmes) et des structures patriarcales de collectivités traditionnelles. L’exil de l’artiste peut ainsi être lu aussi comme une forme « d’agentivité » (capacité d’agir) et comme une forme à la fois de détournement et de résistance à la morale, au statu quo, ou encore à l’idéologie politique ou religieuse. Dans sa série, Everyday Life (2000), Shadi Ghadirian a de son côté utilisé les objets du quotidien pour exposer la question de l’identité chez les femmes iraniennes. Elle a notamment photographié des femmes voilées en occultant leurs visages avec des objets de cuisine et effectue ainsi une critique des rôles qui leur sont traditionnellement distribués.
Corps sensible et pensant
La thématique du corps féminin est aussi un sujet exploré par de nombreuses femmes artistes (Parisa Rajabian, Farzaneh Rezaeimahabadi, Naghmeh Sharif, Sepideh Nour Mohammad Manesh, Samin Abarqoi, Homa Arkani et bien d’autres). La nudité et la sexualité liées au corps, et principalement au corps féminin, constituent à elles seules des tabous par excellence et le lieu où s’exercent simultanément la norme et la transgression. C’est bien la raison pour laquelle ces femmes artistes cherchent à se les réapproprier et à mettre en avant leur conception singulière de la féminité, de la sensualité, du corps étouffé et écrasé (par la domination masculine) ou en révolte (contre une morale imposée).
Toutefois, une partie de la jeune génération des artistes iraniennes contemporaines souhaite sortir de la boîte stéréotypée du misérabilisme exotique de la « femme victime », tant recherché d’ailleurs par la logique mercantile du marché de l’art: « En tant qu’artiste femme iranienne, le marché de l’art occidental attend de moi que je me prononce artistiquement sur les thématiques du voile et du tchador. Comme si on devait contribuer à la vitrine de leurs clichés… » (4), se désole l’artiste Narcisse E. Esfa- hani. Ces femmes artistes tentent, dans la mesure du possible, de dépasser les clichés simplistes tant orientaux qu’occidentaux – en tentant elles-mêmes d’établir un droit à la singularité et de proposer un nouveau dialogue à la fois avec l’identité d’origine et l’altérité.
(1) Par « espace virtuel », nous entendons: sites web, blogues, boîtes courriel, réseaux sociaux (principalement Facebook et Twitter), transmissions de vidéos en ligne, SMS envoyés par GSM, applications mobiles disponibles sur les téléphones intelligents, etc.
(2) Virginia Woolf, Une Chambre à soi, Londres, Hogarth Press, 1929.
(3) Son premier long-métrage Women Without Men (en 2009). Dans Turbulent, Rapture, Fervor, et Passage, Shirin Neshat explore la ségrégation spatiale entre les hommes et les femmes en terre d’islam et la multiplicité de l’image de la femme musulmane.
(4) Propos recueillis par Hanieh Ziaei lors d’une entrevue avec Narcisse E. Esfahani à Montréal le 14 octobre 2015 parue dans Hanieh Ziaei, « Narcisse E. Esfahani. Néo-nomade », Vie des Arts, n°244, Volume LXI, automne 2016, p. 37.